Agriculture. La forêt comestible, un modèle de résistance
Sur son terrain de Sédeilles, à quelques mètres de sa ferme, le maraîcher Urs Gfeller a planté une forêt peu commune. Sa particularité? Tout ce qu’elle produit peut se manger.
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Dimitri Faravel
3 octobre 2024 à 08:31, mis à jour le 14 octobre 2024 à 07:30
Dans ce paysage luxuriant, en pleine campagne de la Broye, Urs Gfeller passe entre les branches, scrutant chaque arbuste. 190 espèces de végétaux se côtoient sur ce terrain de 6000 mètres carrés, chacun pouvant offrir quelque chose à l’homme, fruits ou herbes aromatiques. «On se sent comme dans un jardin d’Eden ici, confie avec émotion le maraîcher. C’est une manière de cultiver qui rend joyeux. »
Forêt nourricière, jardin forêt, forêt comestible. Si cette façon de cultiver possède bien des noms, son concept est pourtant simple: planter des végétaux de différentes tailles qui seront amenés à travailler ensemble. Chez Urs Gfeller, on distingue trois couches. Les arbres fruitiers tout d’abord, comme le pommier ou le cerisier, qui assurent un rôle de protecteur. De par leur stature, ils cassent le vent et protègent leurs petits frères des fortes pluies et de la chaleur du soleil. De plus, ces arbres peuvent servir de support à des plantes grimpantes, comme le houblon par exemple. Viennent ensuite les buissons, dans lesquels on trouve mûres, myrtilles ou raisinets. Certains possèdent la capacité de fixer l’azote contenu dans l’air et de le restituer dans le sol grâce à leurs racines. Une capacité plus que bienvenue car cet élément chimique est un composant indispensable à la croissance des végétaux. Enfin, à même le sol, il y a toutes les herbes aromatiques comme la menthe ou le romarin. Pour leur part, elles tapissent le sol, le renforcent pour qu’il soit moins sensible à l’érosion. Ainsi, si une grosse pluie s’abat sur la forêt, l’eau est retenue dans différentes cavités accessibles à toutes les plantes, ce qui est toujours préférable à un lessivage du terrain.
Respect et robustesse
S’il lui est possible de résister efficacement aux aléas de la météo, la forêt comestible a bien d’autres atouts. Saviez-vous par exemple que chaque espèce de plante possède ses propres parasites? Sur une monoculture, cela peut faire des ravages, car les nuisibles passent d’un individu à un autre sans difficulté. Ici, ils n’ont pas le loisir de migrer d’une plante à une autre, car elles sont toutes différentes. «Nous avons eu la visite de pucerons noirs il y a quelques mois, confie Urs Gfeller, un insecte que l’on voit régulièrement sur les poiriers ou les pruniers. Ils piquent les feuilles et ces dernières se recroquevillent, réduisant leur photosynthèse. Mais sur ce terrain, ils n’ont pas pu proliférer suffisamment pour être vraiment dangereux. Nous n’avons même pas eu besoin d’intervenir! »
Pour l’heure, aucun incident majeur n’est donc venu bouleverser la vie de la forêt, si ce n’est quelques chevreuils, friands de bourgeons du printemps. Des animaux dont l’appétit a été bien vite calmé à coups de lanoline, une graisse qui se trouve dans la laine des moutons et que l’on peut disséminer sur les plantes.
Un système durable?
Si la forêt comestible semble répondre à de nombreux défis propres à l’agriculture, elle ne constitue pas pour autant une recette magique. Son désavantage majeur: le temps. Sur le terrain d’Urs Gfeller, les premières plantes ont été mises en terre en novembre 2016, et ce n’est qu’à l’été 2020 que la première récolte a pu être faite. Et encore, il s’agissait surtout de myrtilles, de raisinets, ou de groseilles.
Même si elle l’encourage, Jerylee Wilkes-Allemann, professeure en politique forestière et environnementale à la Haute école spécialisée bernoise, maintient que ce modèle est encore de niche dans l’agriculture suisse. «En dehors des jardins privés, on n’en compte qu’une quarantaine sur l’ensemble du territoire. Les quelques agriculteurs qui parviennent à vendre leurs produits le font en tant que revenus complémentaires, notamment dans le cadre de la vente directe. » Qui plus est, faire naître une forêt comestible n’est pas à la portée de tous les agriculteurs. Il faut en effet une connaissance accrue de toutes les plantes que l’on souhaite cultiver, savoir comment elles vont pousser et à quel rythme pour ne pas qu’elles se gênent les unes avec les autres. Un apprentissage rigoureux et qui, lui aussi, prend du temps.
Malgré tout, Urs Gfeller continue de croire dur comme fer en son aventure. «Beaucoup de personnes nous soutiennent dans cette démarche, non seulement pour les fruits que l’on produit, mais aussi parce que c’est un système qui plaît, qui apporte un vent de fraîcheur dans l’agriculture d’aujourd’hui. Du côté des collègues, c’est un peu plus compliqué. Beaucoup pensent que c’est du cheni, du bricolage et que le rendement n’est pas assez bon pour que ça en vaille vraiment la peine. Mais pour moi, on ne va pas dans le bon sens. Chaque année, les sols perdent de leur substance, la matière organique disparaît petit à petit. Que l’on soit adepte des forêts comestibles ou non, il va falloir changer notre façon de faire avant que la Suisse ne devienne un grand désert. »