Où le livre se manifeste
A l’heure du Printemps de la poésie, un essai interroge la prolifération des manifestations littéraires romandes. Effervescence ou surenchère?
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Thierry Raboud
19 mars 2022 à 02:01
Interview » N’en déplaise aux techno-prophètes, le livre n’est toujours pas mort. Tant s’en faut! L’édition francophone n’a jamais produit autant de livres. Mais cette formidable vitalité éditoriale recèle un péril plus grave encore que la disparition fantasmée de l’objet papier: dans un marché saturé, toute nouvelle parution qui ne parvient pas à attirer l’attention est appelée à sombrer dans cette autre mort – l’insignifiance.
Alors la littérature fait l’événement. Comme la sortie d’un livre n’y suffit plus, tout est prétexte à attirer de nouveaux lecteurs. Depuis une dizaine d’années, c’est l’effervescence en Suisse romande, où se côtoient désormais une vingtaine de salons, manifestations et festivals, parmi lesquels le Printemps de la poésie qui éclôt aujourd’hui (lire ci-dessous).
Une densité proprement inouïe qui, pour Marie Thorimbert, témoigne d’une «nouvelle culture du livre». Coordinatrice du DAS en Gestion culturelle de l’UNIL-EPFL, elle consacre un essai, solidement documenté, à L’événement littéraire. Ou comment la littérature, déployée désormais en actes et expériences, recompose notre territoire culturel.
A quand remonte cette tendance à faire du livre un événement?
Marie Thorimbert: En Europe, cela émerge à la fin des années 1970, dans une période de bouleversement pour un secteur culturel alors confronté à l’essor de l’industrialisation. Le livre va suivre le mouvement avec le développement des salons dès les années 1980, tout d’abord sous la forme de foires du livre qui répliquent le modèle des comptoirs, à l’image du Salon du livre de Genève créé en 1987. L’objectif affiché est clair: la commercialisation. Puis c’est en réaction à cette marchandisation du livre qu’émergeront ensuite les festivals, plutôt orientés vers l’échange.
Cette année, le salon Livre Paris se transforme en festival, tandis que celui de Genève vient d’annoncer son retour au cœur de la ville. Est-ce la fin des salons?
Lorsque j’ai commencé à écrire mon essai, le processus de transformation des salons en festivals était en cours. Nous en voyons aujourd’hui l’aboutissement. A Paris, c’est un changement de modèle complet, conséquence de l’échec des éditions précédentes, tandis qu’à Genève, c’est une reprise de certains formats mis en place pendant la pandémie et qui ont suscité un certain intérêt. Il est clair que la halle de Palexpo n’a plus aujourd’hui le même pouvoir d’attractivité. Le modèle des salons semble définitivement révolu, au moment même où les institutions littéraires créent leur propre festival, à l’image de la Maison Rousseau.
Cette multiplication des festivals est-elle une forme de réaction à la surproduction éditoriale?
En une décennie, le nombre d’auteurs a augmenté de 36% en France. On n’a jamais produit autant de livres, ce qui fait que la publication n’a plus la même valeur symbolique qu’il y a 30 ans. En corollaire, la concurrence est devenue très forte et la médiatisation, par le biais aussi des festivals, est effectivement devenue un enjeu majeur dans la lutte pour l’accès à la visibilité.
N’y a-t-il pas un risque de surenchère festivalière?
Pour la Suisse romande, j’ai recensé une vingtaine de manifestations et événements littéraires, la plupart créés ces dix dernières années. Et la liste ne cesse de s’agrandir! On peut effectivement se demander si cette surenchère est viable sur le long terme. Toute initiative est réjouissante, mais les fonds sont limités. Après un généreux soutien des pouvoirs publics pendant la pandémie, on arrive un peu aux limites en matière de partage des subventions. Ce qu’il faut désormais, c’est valoriser des projets porteurs d’une identité propre et susceptibles d’avoir un fort impact au niveau du réseau existant.
Le Printemps de la poésie, pour lequel vous avez travaillé comme coordinatrice, s’inscrit dans cette logique de réseau…
La pandémie a exacerbé la nécessité de rassembler les forces des institutions locales, de créer des dynamiques collectives. Le Printemps de la poésie en est effectivement un bon exemple, par sa capacité à fédérer autour d’un genre en particulier, resté en marge de l’industrie du livre mais doté d’une grande capacité à faire l’événement, par ses liens avec les traditions orales, théâtrales, musicales ou performatives.
Qu’est-ce que cette transformation du livre en spectacle dit de notre rapport à la littérature?
Aujourd’hui, tout tourne autour de la notion d’expérience, aussi bien dans le domaine littéraire que dans celui des musées par exemple. Ce n’est pas pour autant que le livre est abandonné, l’intérêt pour le papier reste très fort. Mais il est fascinant de voir que la littérature, longtemps contenue dans l’objet-livre, en déborde désormais avec l’ambition d’aller vers de nouveaux publics. On est véritablement passés du régime de la lecture silencieuse et individuelle à celui de l’expérience collective.
La multiplication des initiatives romandes est-elle aussi une manière d’exprimer une vocation littéraire régionale face à Paris?
Certaines initiatives, comme les prix littéraires, cherchent encore à répliquer ici les mêmes modèles de valorisation. Mais il est dérisoire de tenter de se mesurer à la France, car la Suisse, du fait de son plurilinguisme, ne peut être une nation littéraire. Or c’est par ces événements, et surtout par leur mise en réseau au sein d’un écosystème, que la Suisse romande peut s’affirmer en tant que territoire littéraire. En dépassant les logiques (et parfois les querelles) cantonales, c’est bien à cette échelle qu’il faut agir sur les équilibres économiques de la chaîne du livre.
Marie Thorimbert, L’événement littéraire, Une nouvelle culture du livre, Ed. de l’Aire, 160 pp.
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