La Suisse cherche la forêt du futur
Quels arbres exotiques en Suisse pour résister aux changements climatiques? Reportage à Mutrux (VD).
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Luigi Jorio, SWISSINFO
30 mai 2022 à 04:01
Climat » Peter Brang avance à pas lents. Il regarde autour de lui, à travers les troncs. Cela fait plus d’un an qu’il n’est pas venu ici, et en cette chaude journée de printemps, il n’est pas facile de trouver son chemin dans la broussaille. «Nous y sommes», dit l’expert en dynamique forestière en désignant un grillage fixé à des piquets en bois. C’est la clôture de son laboratoire en plein air.
Les grands mélèzes qui peuplaient autrefois la zone ont été coupés. Il ne reste que quelques souches éparses. A leur place, on a planté des cèdres du Liban (Cedrus libani), une essence de conifères sempervirents originaire du Moyen-Orient. Certains arbres atteignent jusqu’à trois mètres, d’autres nous arrivent au genou. L’un d’eux est complètement sec.
De Turquie ou Bulgarie
Nous nous trouvons sur le territoire de Mutrux, une petite commune du canton de Vaud. En 2012, on a planté ici six essences d’arbres exotiques provenant de Turquie, de Bulgarie et des Etats-Unis, sur une surface d’environ trois hectares.
C’est un exemple de migration assistée. «Nous avons accéléré un mouvement d’essences qui, autrement, aurait demandé au moins des milliers d’années», explique Peter Brang, chercheur à l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL). D’autre part, ajoute-t-il, l’homme intervient depuis des siècles pour donner à la forêt la forme qui lui sert le plus.
De nouvelles essences
Les essences introduites sont très résistantes à la sécheresse et aux vagues de chaleur. Peter Brang veut étudier leur capacité à se développer dans un nouvel environnement. «Nous voulons savoir quelles essences d’arbres pourraient remplacer les essences qui sont importantes pour la Suisse et qui sont en train de souffrir du changement climatique», explique-t-il.
Avec le réchauffement, les périodes sèches et chaudes de l’été sont plus intenses et plus fréquentes, ce qui met à rude épreuve les essences d’arbres qui ont évolué dans un climat plus tempéré. La forêt ne disparaîtra pas, mais elle risque de ne plus pouvoir fournir partout les services dont les gens dépendent, comme la protection contre les risques naturels ou la production de bois, affirme Peter Brang (lire plus bas).
Robert Jenni, collaborateur scientifique de l’Office fédéral de l’environnement qui nous accompagne lors de la visite, explique que la stratégie de la Suisse ne consiste pas à remplacer les essences indigènes, mais à enrichir ponctuellement la forêt en essences exotiques. «La forêt est un écosystème très résilient. Nous voulons donner le maximum de chances aux essences qui se développent déjà naturellement et qui ont une certaine capacité d’adaptation», précise-t-il.
Nous nous rendons sur la parcelle adjacente, où ont été plantés des sapins de Turquie (Abies bornmuelleriana), une essence de conifères qui pousse dans les montagnes du nord de la Turquie. Il peut supporter de longues périodes de sécheresse et résister à des températures aussi basses que – 18 °C. Il peut donc être considéré comme un bon substitut de l’épicéa ou du sapin, parmi les arbres les plus courants en Suisse. «Un jour, nous le retrouverons peut-être dans nos maisons sous forme de sapin de Noël», prédit Peter Brang.
L’expert explique que les essences introduites à Mutrux ont été sélectionnées sur la base de critères écologiques et de leur valeur économique. Elles proviennent de régions correspondant à un scénario de réchauffement de 2 °C, c’est-à-dire de lieux présentant les conditions climatiques susceptibles d’être présentes en Suisse à l’avenir. Il s’agit en outre d’essences non invasives qui se sont jusqu’à présent révélées résistantes aux agents pathogènes.
Cinq sites en Europe
La zone expérimentale de Mutrux fait partie d’un projet international coordonné par l’Institut forestier de la Bavière. Des instituts de recherche et des universités d’Allemagne et d’Autriche y participent, pour un total de cinq sites. Sur chacun de ces sites, on a planté les mêmes essences provenant du même lieu d’origine. «Il n’y a pas beaucoup d’expériences de ce type au niveau international. En général, on teste différentes provenances d’une même essence», explique Peter Brang.
L’avantage d’un réseau de terrains est qu’il y a une plus grande probabilité de voir des événements extrêmes sur au moins un site. Ce sont en effet les sécheresses et les canicules prolongées qui sont particulièrement intéressantes pour la recherche. L’été 2018, exceptionnellement chaud et sans précipitations, a été en ce sens «un coup de chance», selon Peter Brang. «Les personnes impliquées dans la gestion des forêts ne seront pas d’accord avec moi, mais j’espère que nous aurons davantage d’événements de ce type.»
Forêts moins protectrices
L’été 2018 a été le troisième plus chaud en Suisse depuis le début des mesures, en 1864. Les températures ont atteint 34 °C en plaine entre la fin juillet et la mi-août et l’eau était rare, affectant les forêts. Si des phénomènes similaires devaient se reproduire, les hêtres et les sapins pourraient ne pas survivre à long terme, selon une analyse de l’institut de recherche WSL. Des sécheresses de plus en plus intenses et répétées provoqueraient une hausse de la mortalité de toutes les principales essences d’arbres en Europe, atteignant parfois des pics de 60%, selon une vaste étude publiée en 2021 et toujours en cours d’examen par les pairs. Sans eau, les arbres sont plus sensibles aux parasites et aux maladies. Le risque d’incendies de forêt augmente, et la forêt n’est plus en mesure de remplir sa fonction. Dans les montagnes, des forêts denses sans grandes clairières sont nécessaires pour protéger la population des avalanches, des glissements de terrain et des inondations. Au cours des prochaines décennies, il y aura des zones de plus en plus grandes où de telles conditions ne seront pas garanties, affirme Peter Brang, expert en dynamique forestière, qui se dit inquiet. LJ
L’industrie s’intéresse à de nouvelles alternatives
Le cèdre du Liban et le sapin de Douglas sont de bons candidats pour remplacer une partie de la production suisse de bois.
L’épicéa, l’arbre le plus répandu en Suisse, est particulièrement vulnérable. Souvent, il développe des racines superficielles qui l’empêchent de chercher l’eau en profondeur pendant les périodes sèches. Les arbres affaiblis sont moins résistants au bostryche, un coléoptère qui creuse sous l’écorce et empêche la circulation de la sève.
Avec la mort des épicéas, l’industrie forestière risque de perdre l’une des essences d’arbres les plus recherchées. Les conifères fournissent deux tiers du bois utilisé dans la construction, l’ameublement et la production d’énergie. En 2020, les forêts suisses ont fourni 4,8 millions de mètres cubes de bois. A titre de comparaison, en 2019, la société suédoise d’ameublement Ikea a utilisé un total de 21 millions de mètres cubes de grumes pour fabriquer ses produits.
4,8
mio de mètres cubes de bois fournis par les forêts suisses en 2020
Il faut donc chercher des alternatives aux conifères indigènes. Parmi elles figure le sapin de Douglas, qui pousse dans les régions côtières occidentales de l’Amérique du Nord. Ce conifère, qui peut atteindre une hauteur de 57 mètres, supporte bien la chaleur estivale et résiste mieux à la sécheresse que les épicéas et les sapins. Il est encore peu fréquent en Suisse et n’a jusqu’à présent pratiquement jamais été attaqué par le bostryche. Peter Brang, expert en dynamique forestière, affirme que le sapin de Douglas pourrait représenter 10% des forêts suisses à l’avenir.
Et puis il y a le cèdre du Liban, une des essences que Peter Brang cultive sur une parcelle expérimentale de Mutrux, dans le canton de Vaud. La robustesse de son bois est similaire, voire supérieure, à celle des arbres commerciaux que l’on trouve dans les forêts suisses, et selon la revue spécialisée Baublatt, il est un bon candidat pour remplacer l’épicéa et le pin sylvestre dans la construction.
Cependant, il est trop tôt pour prédire si cette essence et d’autres pourront s’acclimater et se développer en Suisse. Une première évaluation a été réalisée en 2018, six ans après le début du projet. Une mortalité élevée a été observée pour certaines essences sur tous les sites en Suisse, en Allemagne et en Autriche.
«C’est pourquoi il est important de ne pas tirer de conclusions prématurées, avertit Peter Brang. Ce n’est que dans 50 ou 100 ans que nous saurons si les arbres que nous avons plantés aujourd’hui sont vraiment résistants.» LJ
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