Déjouer la rhétorique complotiste
Chercheurs et enseignants plaident pour un apprentissage de l’autodéfense intellectuelle
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Gilles Labarthe
19 janvier 2021 à 02:01
Décodages » Le complotisme, décrypter et agir; Mécaniques du complotisme; Incroyables mais… faux… Ces derniers temps, chercheurs et enseignants redoublent de publications et podcasts éducatifs pour tenter de faire face à la déferlante de théories et propos complotistes envahissant les réseaux sociaux, chaînes YouTube et autres médias dits «alternatifs». Le sujet n’est pas nouveau mais les moyens de faire face dans le cadre du système scolaire restent difficiles à présenter de manière synthétique, tant les adeptes de la rhétorique du complot recourent à des pseudo-arguments déstabilisants et insaisissables, ne laissant guère de prise en termes de droit de réponse. Comment les aborder?
«De la politique au droit et à ses plaidoiries contradictoires, du discours littéraire à celui de la vie quotidienne et à la publicité, le discours et la communication sont aujourd’hui indissociables de la rhétorique. Si elle piège, elle offre aussi la possibilité du décodage et de la démystification. Le meilleur antidote à la rhétorique demeure la rhétorique elle-même», suggère Michel Meyer, auteur d’un «Que sais-je» en format de poche sur la question, qui vient d’être mis à jour et réédité. Soit 126 pages utiles pour comprendre les bases et tours de passe-passe de cet art de la parole qui, de plus en plus, envahit nos vies.
Logos, ethos, pathos Ce professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles a consacré une grande partie de sa carrière à étudier les grandes traditions et rouages de l’argumentation, remontant aux philosophes de la Grèce antique, Platon et Aristote. Il distingue trois grandes catégories de rhétorique. D’abord, le logos, centré sur «l’exposé d’arguments ou de discours qui doivent ou qui visent à persuader», notamment par une ouverture au débat contradictoire, au questionnement, à la démonstration par raisonnement logique. Ensuite, l’ethos, qui concerne «l’art de bien parler» et a davantage trait à l’éloquence. Enfin, la rhétorique comme «manipulation de l’auditoire», qui joue surtout sur «l’ensemble des émotions, passions et sentiments que l’orateur doit susciter dans son auditoire grâce à son discours». C’est ce qu’on appelle le pathos.
Sur le mode des émotions Il est primordial de bien comprendre et apprendre à repérer la différence entre les trois catégories: les complotistes ont horreur de parler «en mode» logos, parce qu’ils sont bien incapables d’articuler ou de développer une argumentation raisonnée autour de leurs théories fumeuses et invraisemblables, ou même d’accepter d’en discuter posément. A partir du moment où l’on décrypte leurs discours en mode pathos, les choses deviennent beaucoup plus claires: l’essentiel de leurs propos puise en effet dans l’univers des émotions et des propos qui choquent (les mesures de confinement imposées seraient une nouvelle forme des «camps de concentration», voir encadré ci-dessous), pour éloigner de la raison et priver leurs interlocuteurs de toute possibilité de débat à tête reposée.
Avoir la réponse avant la question Michel Meyer résume très clairement comment le pathos opère un renversement complet de perspective: là où le logos part d’un questionnement (quelle est l’origine du coronavirus? comment se répand-il dans le monde?) pour le problématiser, mettre en discussion des faits et des hypothèses au regard des connaissances acquises et en développant une démonstration logique, le pathos fait l’inverse: il part de réponses toutes faites en désignant un ennemi extérieur, lointain et inaccessible au citoyen lambda («c’est la faute de Bill Gates», «des big pharmas», «de l’OMS», «de la CIA»… à choix). En somme, les complotistes ont l’art d’asséner à chaque fois une réponse sidérante, avant même d’avoir formulé la question.
Le mille-feuille argumentatif En France, la professeure et enseignante Sophie Mazet se heurte depuis des années à des élèves qui ne savent plus penser ni argumenter autrement qu’en mode pathos. Dans son lycée en région parisienne, elle a donc tenté de mettre au point «une méthodologie de pensée critique sous forme d’atelier d’autodéfense intellectuelle», selon son expression. Elle a identifié un autre principe du pathos, celui du «mille-feuille argumentatif». En bref, comme elle l’explique, «il s’agit d’avancer un très grand nombre de pseudo-arguments qui, pris isolément et analysés, ne tiendraient pas la route». Face à une telle volée d’affirmations («les attentats du 11 septembre 2001 sont une conspiration, les tours jumelles n’auraient pas dû s’effondrer, un expert l’a confirmé, il y avait des explosifs»…), l’interlocuteur n’a plus le temps ni la possibilité de mettre en doute une affirmation après l’autre. Là encore, l’effet paralysant est garanti.
L’inversion de la charge de la preuve Sophie Mazet s’est bien penchée sur certains de ces pseudo-arguments complotistes et leur réfutation point par point, par des scientifiques. Un de ses élèves lui a alors opposé un autre argument, imparable: elle ne pouvait pas «prouver qu’il n’y avait pas eu de complot». C’est ce qu’on appelle «l’inversion de la charge de la preuve». En principe, ce serait plutôt à celui qui lance des affirmations de les étayer en avançant des éléments de preuve factuels. Là, on exige au contraire de l’interlocuteur abasourdi qu’il prouve que l’affirmation n’est pas vraie. Aujourd’hui, avons-nous les moyens à titre individuel de démontrer que les nouveaux vaccins contre le Covid-19 fabriqués par des multinationales à l’étranger sont absolument inoffensifs et sans effets secondaires? Ou qu’ils ne visent pas «à nous implanter des micropuces sous-cutanées»? Non? Cela prouverait donc qu’ils sont dangereux, dans le langage pathétique des complotistes. Mais sans pour autant prouver que ces derniers ont logiquement raison, fort heureusement.
Sophie Mazet, Autodéfense intellectuelle (le retour), Ed. Robert Laffont, 240 pp.L
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