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Suisse

«Être noire en Suisse, un paradoxe»

L’expo de photos Black Art Matters ouvre une fenêtre sur une Afrique multiple et inspirante. Portrait

Marieta Chemeli Kiptalam compte sur le «sang de guerrière» qui coule dans ses veines.

 Noémie Guignard

Noémie Guignard

10 août 2020 à 04:01

Identités » Marieta Chemeli Kiptalam est un volcan. Dans sa robe d’un jaune-orangé éclatant, elle est traversée d’une force vitale saisissante. Souvent, son énergie explose. On devine que ces éruptions cachent une fragilité qui coule en souterrain. «C’est un paradoxe d’être noire et de vivre en Suisse. On est constamment à mendier de la reconnaissance, mais on ne l’obtient jamais. Ici, on me juge trop bruyante, trop exubérante. Là-bas, on me reproche de parler trop doucement», bouillonne la jeune quarantenaire originaire du Kenya, mais Appenzelloise de cœur.

Femme libre et engagée, Marieta Chemeli Kiptalam a choisi le bruit, comptant sur le «sang de guerrière» qui coule dans ses veines, celui de ses ancêtres, celui qui lui a permis de survivre à une enfance rocambolesque.

Au village Pestalozzi

Au Kenya, la petite Marieta naît hors mariage d’une mère, elle aussi, libre. Première femme à conduire un taxi dans les rues de Nairobi, elle disparaît du jour au lendemain. Marieta se retrouve seule avec un beau-père difficile et deux demi-sœurs.

Trois ans plus tard, sa mère refait surface en pleine nuit pour emmener ses trois filles et débarquer chez son compagnon, installé dans une campagne zurichoise résolument blanche. La jeune Marieta a huit ans, elle prend conscience de sa couleur de peau pour la première fois. Le décès soudain de la mère précipite le destin des trois sœurs, parachutées à Trogen (AR), où elles rejoignent les 300 orphelins du village d’enfants Pestalozzi. S’ils laissent des cicatrices, ces déracinements successifs renforcent pourtant la jeune Kenyane. «J’ai dû apprendre à lâcher prise très jeune. Là-bas, on m’a fait prendre conscience que j’avais deux choix: survivre ou sombrer», confie celle qui a opté pour la vie.

Mode et show-business

Luttant pour s’en sortir, la modèle suit sa fibre artistique et gravite dans l’univers de la mode et du show business. Mais d’un revers de phrase, elle préfère éluder son parcours professionnel, refusant la posture de victime. Entre les lignes, on perçoit néanmoins les désenchantements de celle qui rêve de plateaux de télévision et de présentation. «On ne m’a jamais explicitement avoué que ma couleur de peau était un obstacle, mais aucune postulation n’a abouti», regrette la maman d’un garçon de 12 ans.

A ce manque de perspectives professionnelles s’ajoutent le profilage racial et les insultes récurrentes, comme ce «rentre chez toi, sale négresse», lancé récemment à son encontre dans le bus. Dans un parfait suisse allemand, elle défie l’homme qui l’a injuriée de sortir se battre.

N’empêche. A l’intérieur, ces combats permanents l’épuisent. «J’ai voulu rentrer au Kenya. J’étais comme une enfant qui veut rentrer à la maison», se souvient Marieta Chemeli Kiptalam. Trois tentatives de retour lui font pourtant réaliser que la Suisse est sa «maison». «J’ai même trois ceintures appenzelloises traditionnelles», lâche-t-elle dans un éclat de rire. Il y a un an, la fin de ce bras-de-fer identitaire lui ouvre un horizon nouveau.

Arme contre le racisme

Convaincue de son rôle de bâtisseuse de ponts, l’Appenzelloise de cœur crée avec Michel Pernet, acteur culturel bien connu de la scène zurichoise, l’exposition Black Art Matters, qui offre une visibilité inédite aux photographes d’origine africaine. Bien sûr, les critiques ne tardent pas, surtout au sein de la communauté noire. La démarche est jugée opportuniste, le prix d’entrée, 20 francs, trop élevé. «On nous accuse de surfer sur la vague du mouvement Black Lives Matter pour faire de l’argent sur le dos de la cause noire, c’est complètement absurde. C’est toujours le même reproche: quand on est d’origine africaine, il faudrait que tout soit gratuit!» tonne la curatrice.

Surtout, ce projet s’inscrit dans la continuité d’une première exposition plus modeste présentée en janvier déjà, bien avant l’examen de conscience mondial provoqué par le meurtre de George Floyd. Qu’importent les mécontents. Embrassant d’un regard les travaux de ces 70 photographes, Marieta Chemeli Kiptalam est traversée d’un tremblement ému. Soudain, le volcan s’éteint. Sur ses joues, quelques larmes coulent en silence. «Mon combat, je le mène pour mon fils, pour que sa génération n’ait plus jamais à se définir par sa couleur de peau. Ce qui doit compter, c’est la beauté de l’âme, pas la couleur.»

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