Les Grecs s’en souviennent comme de la «grande catastrophe», mais des centaines de milliers de Turcs en ont également souffert dans leur chair. L’échange obligatoire de population ratifié le 24 juillet 1923 au château d’Ouchy, lors du Traité de Lausanne qui suivit la guerre gréco-turque, a imposé l’exil croisé d’1,3 million* de chrétiens orthodoxes d’Anatolie et d’environ 400'000 musulmans de Grèce. Retour sur ce déracinement de masse qui a eu des conséquences durables et laisse un souvenir douloureux alors que le Sud-Est méditerranéen subit à nouveau le flux de milliers de migrants.
Le rêve grec anéanti
Petit rappel historique. L’ Empire ottoman, qui encerclait encore la moitié de la Méditerranée en 1830, s’étendant de l’Algérie à la frontière autrichienne, se retrouve anéanti au sortir de la Première Guerre mondiale. La Turquie n’est alors plus qu’un Etat croupion en Anatolie, suffisamment affaibli pour que les Grecs, qui rêvent d’une «grande Grèce» jusqu’en Asie mineure, se lancent dans la conquête. Les troupes helléniques prennent Smyrne (aujourd’hui Izmir), s’avancent dans l’arrière-pays jusqu’au fleuve Sakarya, sont accueillies triomphalement par les populations chrétiennes.
Mais les Turcs résistent. Conduits par Mustafa Kemal (Atakürk) et Ismet Pacha, ils reprennent l’avantage en août 1922 et reconquièrent le pays, ville par ville. La débâcle grecque entraîne dans son sillage les civils chrétiens qui vont «jusqu’à brûler leur maison pour que les Turcs ne l’aient pas», raconte l’historienne Joëlle Dalègre dans l’ouvrage «Grecs et Ottomans»** . Les récoltes sont réduites en cendre, les ceps de vigne coupés.
Craignant des représailles turques, les réfugiés chrétiens s’entassent dans Smyrne, arrivant au rythme de 20'000 par jour en septembre. Les bateaux de pêche sont assaillis. Soudain, le 13 septembre, un incendie, attisé par un vent violent, se répand à travers la cité. Les navires européens s’éloignent, abandonnant les réfugiés à une mort certaine. Des dizaines de milliers de chrétiens anatoliens, principalement grecs et arméniens, succombent avant que la flotte grecque ne puisse finalement débarquer et évacuer 180'000 personnes.
Echanges de masse
L’armistice est signé le 11 octobre 1922 à Moudania en Anatolie. La Conférence de paix s’ouvre en novembre à Lausanne et dure neuf mois. Mais en janvier 1923, déjà, les négociateurs s’entendent sur une solution drastique pour prévenir d’autres conflits: l’homogénéité culturelle à l’intérieur des frontières nationales. En quelques mois, 1,7 million de Grecs et Turcs subiront un chassé-croisé à travers la mer Egée.
Certains historiens qualifient aujourd’hui cette entreprise de «purification ethnique», voire de «nettoyage ethnique ». Spécialiste du sujet, l’historienne Méropi Anastassiadou*** , professeur des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales à Paris, rappelle toutefois que le critère de sélection n’était pas ethnique, mais religieux. «Ce sont les musulmans, qu’ils soient turcophones ou grécophones, qui quittent la Grèce, et les chrétiens orthodoxes, qui doivent abandonner l’Anatolie. A cette époque, la religion constitue encore la principale ligne de démarcation culturelle entre les peuples. Les «autres» sont «autres» parce qu’ils ont une foi différente », explique-t-elle.
L’exemple des Karamanli, ces orthodoxes turcophones de Cappadoce obligés de quitter leur terre ancestrale, est particulièrement parlant. Les orthodoxes arabophones du Sud-Est anatolien ont eu plus de chance. Protégés par la France, ils ont pu échapper en partie à cette opération de déracinement.
Réinstallation très aléatoire
Pour régler ces échanges, une commission mixte est mise en place. Dans chaque région concernée, des organes d’exécution surveillent l’émigration, fixent les modalités pratiques pour les familles, veillent à la liquidation des biens échangeables et évaluent les fortunes. Il appartient ensuite aux pays d’accueil de dédommager les propriétaires lésés. Les migrants peuvent aussi compter sur le secours d’organisations humanitaires, comme le CICR, qui rend visite aux prisonniers de guerre et aux internés civils détenus de part et d’autre.
A leur arrivée, les réfugiés, qui ne débarquent souvent qu’avec un baluchon, connaissent des situations très dures. En Grèce surtout, où les 65'000 maisons prises aux musulmans sont bien insuffisantes pour accueillir l’énorme flux de migrants orthodoxes. «La majorité s’est trouvée sans abri et a été logée durant plusieurs années sous des tentes ou des huttes de boue et de roseaux», note Méropi Anastassiadou. De nombreux bâtiments publics et églises sont réquisitionnés. A Athènes, raconte «L’Illustration» en avril 1923, «autour de l’Acropole, on a édifié en hâte des baraquements». Des quartiers de logements sont peu à peu construits, principalement dans le nord de la Grèce. Mais placés souvent en périphérie des agglomérations, ils ne facilitent pas l’intégration des migrants. Dans les campagnes, les nouveaux arrivants relèvent en revanche le défi avec brio, créant du vignoble ou améliorant la production de céréales ou de coton.
Le sort des minorités
Le Traité de Lausanne concédait quelques exceptions dans sa politique d’homogénéisation ethnico-religieuse. Ainsi, en 1923, 111'000 orthodoxes ont pu rester à Constantinople (Istanbul) et 106'000 musulmans dans la Thrace occidentale, au nord de la mer Egée. Les résidents orthodoxes des îles voisines d’Imbros et Ténédos, proches des Dardanelles, ont aussi été épargnés.
Le sort de ces minorités a fortement divergé en un siècle. Dans la Thrace, les communautés musulmanes se sont maintenues et même agrandies, malgré des décennies de discriminations, restrictions arbitraires et autres tracasseries administratives. Depuis les années 1990, leur situation s’est grandement améliorée, même si une certaine méfiance subsiste.
En revanche, à Istanbul, comme sur les îles d’Imbros et Ténédos, les communautés orthodoxes ont pratiquement disparu, en raison d’une politique de turquisation: expropriations, fermetures d’écoles grecques, expulsions... Diverses exactions, comme les émeutes de 1955 à Istanbul, avec 4000 boutiques chrétiennes détruites en une nuit, ont aussi accéléré l’extinction. Résultat: la population orthodoxe grecque ne compte plus qu’environ 3000 personnes à Istanbul, et quelques centaines dans les îles.
* Dictionnaire des migrations internationales: approche géohistorique, sous la direction de Gildas Simon, Editions Colin, 2015.
** Grecs et Ottomans – 1453-1923, Joëlle Dalègre, Editions L’Harmattan, 2002.
*** Les Grecs d’Istanbul et le patriarcat oecuménique au seuil du XXI e siècle. Une communauté en quête d’avenir, Méropi Anastassiadou & Paul Dumont, Cerf, 2011. Et Quitter Ayvalık et ses oliviers. Regards sur une société de l’entre-deux, Méropi Anastassiadou, Cahiers Balkaniques, vol. 40, 2012 (https://ceb.revues.org/958).
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«Ma grand-mère? Turque ou Grecque!»
Propos recueillis par PFY
Médecin d’ambulance à Izmir, le Turc Kerem Özbas connaît bien la question de l’exil croisé imposé aux musulmans grecs et aux orthodoxes d’Anatolie dans les années 1920. Ses grands-parents, du côté paternel comme maternel, en ont tous souffert. Selon lui, les chiffres des déplacements forcés de l’époque ont été sousestimés, car ils n’incluent pas les nombreuses familles poussées à l’exil dans les îles égéennes. Il évoque pour nous ses souvenirs.
D’où vient votre famille?
Kerem Özbas: C’est très compliqué! La mère de ma mère a été trouvée seule en pleurs à l’âge de 2 ans sur le champ de bataille, lors de la Première Guerre balkanique (1912-13). Elle a dit au couple musulman qui l’a accueillie à Thessalonique (Salonique) qu’elle s’appelait Emeti, un prénom alors commun tant du côté grec que turc. Si bien qu’on n’a jamais su si elle était Grecque ou Turque! La famille a fui le conflit à cheval vers Tekirdag, à l’ouest d’Istanbul, puis est retournée après six ans à Salonique. Mais ses parents d’adoption meurent de maladie et elle se retrouve avec ses troisièmes parents à devoir émigrer définitivement, en bateau, à Izmir (Smyrne). On leur avait semble-t-il proposé plusieurs villes à choix. Ils ont choisi Izmir parce qu’ils parlaient le grec et le turc, et que de nombreux Grecs de souche vivaient dans cette ville. Quant au père de ma mère, Ismail, il est aussi un exilé musulman, mais de Circassie, dans le Caucase. Son point de chute est également Izmir. Emeti, qu’on appelait Emine, et Ismail se sont mariés en 1928. Ils ont eu quatre enfants.
Et du côté de votre père?
Mon grand-père paternel, Zekai, était un musulman crétois, né en 1905 à Héraklion. Avec ses parents, ses trois frères et sa soeur, il a dû émigrer en bateau à Aydin, au sud d’Izmir. La ferme familiale a dû être cédée à des Grecs mais, heureusement, ils ont pu emporter l’essentiel de leurs biens. A leur arrivée, ils ont eu droit à 5000 mètres carrés de terrain par personne. Il n’ont pas gagné au change, car à l’époque, les maisons turques étaient moins belles et moins spacieuses que les habitations grecques.
»Pour comprendre la complexité de mes origines, mais aussi la situation dramatique des déplacés de l’époque, je n’oublierai pas la mère de mon père, nommée Bedia. Née en 1907 à Tbilissi, cette Géorgienne musulmane en terre orthodoxe aurait fait le long trajet jusqu’à la la province d’Aydin en chariot! Elle a épousé Zekai et ils ont eu quatre enfants. Ils ont pris le nom d’Özbas comme nom de famille en 1934 en mémoire du village qui les avait accueillis, au sud-ouest d’Aydin.
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De l'Empire aux Etats-Nations
Le Traité de Lausanne, en 1923, a fixé les frontières actuelles de la Tu rquie et de la Grèce. Il a marqué la fin d’un siècle de violence, qui a vu l’Empire ottoman se morceler en Etats-nations. Le documentaire «La fin des Ottomans» revient sur cet effondrement, dimanche sur RTS2 à 21h.