Il y a 70 ans, alors que l’Allemagne nazie envahissait la Hongrie, le vice-consul suisse Carl Lutz a sauvé plus de 62'000 juifs de la déportation vers les camps de concentration, de sa propre initiative, en leur distribuant des sauf-conduits à en-tête de la Confédération et en étendant l’extraterritorialité du consulat suisse à 72 autres bâtiments pour leur offrir protection.
A son retour en Suisse, pourtant, c’est un blâme qu’il reçoit pour avoir outrepassé ses compétences. La reconnaissance viendra de l’étranger, le Mémorial de Yad Vashem l’élevant au rang de «Juste parmi les nations». En Suisse, Carl Lutz n’est finalement «réhabilité» qu’en 1995 par le Conseil fédéral, à titre posthume, 50 ans après la guerre.
Aujourd’hui cité dans les écoles comme icône de l’antiracisme et de la solidarité humaine, Carl Lutz n’en conserve pas moins des zones d’ombre. L’historien Luc van Dongen, spécialiste de la période de la Guerre froide, a retrouvé un document étonnant, au ton raciste, signé par le diplomate, qui interpelle sur les motivations réelles du héros suisse. Entretien.
- Comment explique-t-on l’engagement extrême de Carl Lutz pour sauver les juifs hongrois à Budapest entre 1942 et 1945?
Luc van Dongen: On connaît bien maintenant son action mais les études se sont peu intéressées à creuser les motivations profondes du personnage. Les chercheurs mettent généralement en avant chez lui des sentiments d’ordre humanitaire, un amour du prochain, de la compassion pour les victimes juives et une volonté de combattre la politique antisémite des bourreaux. Un mémoire de licence met toutefois en évidence que l’engagement de Lutz pour les juifs ne s’est pas fait sous la bannière idéologique de l’antinazisme.
- Son engagement s’explique-t-il aussi par son éducation?
Probablement. Carl Lutz a été élevé dans la foi méthodiste et il a été au contact des évangéliques dans sa jeunesse américaine. Selon divers témoignages, il avait un peu tendance à se voir comme un apôtre ou un missionnaire. On a retrouvé une lettre de sa mère, datant de l’époque où il avait été nommé à Jaffa en Palestine, en 1935, qui lui écrit, en citant la Bible: «Tu seras un père pour les habitants de Jérusalem et la maison de Judas.» Son éducation l’a peut-être prédestiné à jouer ce rôle de sauveur. Il a en tout cas aidé des juifs allemands à s’établir en Palestine, ce qui lui a permis d’être sensibilisé à leur situation. A Budapest, dès 1942, il a continué à soutenir les juifs hongrois dans l’obtention de certificats d’émigration pour qu’ils puissent rejoindre la Terre sainte. Lorsque la chasse à l’homme s’est mise en place, en 1944, il a fait preuve d’une audace et d’un courage extraordinaires.
- Lors de son retour en Suisse, Lutz fait l’objet d’une enquête administrative et reçoit même un blâme. Que lui reproche-t-on?
Principalement son outrepassement de compétences, son indiscipline et son non-respect de la hiérarchie. Son caractère entier suscite aussi des réserves, comme sa propension à rechercher les honneurs et à vouloir obtenir une reconnaissance officielle pour son action. En Suisse, on n’aime pas tant les têtes qui dépassent, et encore moins dans la diplomatie. Surtout, le franc-tireur Lutz n’entre absolument pas dans le cadre de la mémoire officielle que met en place la Confédération au lendemain du conflit, qui veut que la Suisse ait été constamment et collectivement résistante, démocratique et humanitaire pendant la guerre. D’autant que Lutz se montre critique envers la politique d’asile pratiquée par la Suisse pendant le conflit. Dernière pierre d’achoppement: les notes de frais. Le diplomate a des prétentions d’indemnisation pour les sacrifices endurés en Hongrie auxquelles Berne refuse d’accéder intégralement.
- Sa carrière diplomatique a-t-elle été pénalisée en raison de son engagement en faveur des juifs?
Non. C’est lui-même, extrêmement affecté dans sa personne au sortir de la guerre, qui sollicite un poste plus tranquille. En revanche, il aurait espéré qu’on rende hommage à son action. Il s’est démené comme un beau diable pour tenter de recevoir le Prix Nobel de la paix, il a obtenu des reconnaissances de l’étranger, des marques honorifiques, d’innombrables lettres de remerciements, mais pas de reconnaissance publique. En 1958, le conseiller fédéral Markus Feldmann va tout de même lui rendre hommage devant le parlement, dans le cadre de la discussion sur le Rapport Ludwig qui dénonce le manque d’humanité de la politique d’asile suisse pendant la guerre. Mais il ne s’agit là que d’une instrumentalisation politique pour montrer que la Suisse a aussi sauvé des vies. La réhabilitation complète de Carl Lutz n’aura finalement lieu qu’en 1995, vingt ans après sa mort.
- Aujourd’hui, 70 ans après l’Holocauste hongrois, Carl Lutz est vu comme une icône de l’antiracisme. Reste-t-il des zones d’ombre dans la vie de ce héros?
Tout processus d’héroïsation implique une certaine idéalisation, estompant les aspects les moins glorieux et les plus problématiques du héros. J’ai trouvé dans les Archives fédérales un document très étonnant signé par Carl Lutz. En mai 1958, alors qu’il est consul en Autriche, il est appelé à prendre position, comme d’autres représentations diplomatiques, sur la diffusion par les ambassades de matériel propagandiste du Réarmement moral de Caux, un mouvement international de tendance protestante qui veut promouvoir la paix et la compréhension entre les peuples par le dialogue. Très anticommuniste, ce mouvement s’est engagé dans les pays en voie de décolonisation dès les années 1950, dans l’idée d’empêcher l’Union soviétique d’y prendre pied.
Lutz s’élève fermement contre ce projet. Il estime dangereux que le Réarmement moral cherche à rapprocher les Blancs et les Noirs et à faire croire que les Noirs pourraient un jour s’élever au niveau de la civilisation blanche. Alors que, selon lui, les Européens sont historiquement destinés à sauvegarder la tradition de l’Occident chrétien blanc et que cette vocation est incompatible avec le mélange des races. Ce document interne n’a vraisemblablement pas beaucoup pesé dans l’appréciation des autorités suisses concernant Carl Lutz. Mais il amène à repenser ses motivations à sauver des juifs pendant la guerre.
- Lutz n’aurait donc pas agi par pure philanthropie à Budapest?
En tout cas pas par amour pour l’espèce humaine dans son ensemble, puisqu’il conçoit non seulement une séparation (ce qu’avait déjà condamné l’anthropologue Lévi-Strauss en 1952) mais aussi une hiérarchie raciale. On ne trouve pas chez lui de conscience antiraciste telle que nous l’entendons aujourd’hui. Sa prise de position, qui consacre la supériorité des Blancs sur les Noirs, sans pour autant exclure la possibilité de civiliser ces peuples, révèle un personnage animé par des préjugés racistes caractérisés. Il reprend même à son compte la déclaration du premier ministre sud-africain Malan, un calviniste, qui disait: «Ce que Dieu a désuni, l’homme ne doit pas le réunir.»
- Qu’est-ce que cet élément inédit vous inspire comme historien?
Cet éclairage, qui va à rebrousse-poil de l’image humaniste qu’on a de Carl Lutz et montre les limites de l’héroïsation, est pédagogiquement extrêmement intéressant. Il nous oblige à comprendre comment on peut avoir lutté contre l’antisémitisme en 1944 et être raciste en 1958. A cette époque-là, la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948, est déjà devenue la nouvelle norme morale. Mais dans les mentalités, il reste des survivances assez fortes des préjugés racistes. Visiblement, Carl Lutz appartenait à l’ancienne école… En plus, il semblait faire passer ses préoccupations raciales avant son anticommunisme, ce qui n’est pas rien en pleine Guerre froide. I
= > Voir le documentaire «Carl Lutz - Le Schindler suisse», dimanche 31 août sur RTS2.
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Un ton raciste surprenant
Extraits de la lettre de Carl Lutz adressée à la Division des organisations internationales du Département politique fédéral (DPF), le 22 mai 1958, alors qu’il officie comme consul de Suisse à Bregenz, en Autriche:
«Ces derniers temps, le Réarmement moral […] inclut toujours plus les milieux dirigeants des peuples primitifs [«primitive Naturvölker»] en croyant pouvoir les mettre sur un pied d’égalité avec les Européens blancs. Ce faisant, il commet inconsciemment une infraction à la culture de l’Occident [«Einbruch in die Kultur des Abendlandes»], que les peuples européens doivent sauvegarder. Les Noirs ne peuvent combler le fossé avec la civilisation blanche en se rapprochant de la race blanche par des discussions éthiques et scientifiques […]. Le premier ministre d’Afrique du Sud Malan (Daniel François Malan, instaurateur de l’Apartheid,n.d.l.r.) a parlé pertinemment lorsque, fort de sa riche expérience dans son pays, il a déclaré que «ce que Dieu a désuni, l’homme ne doit pas le réunir». […]. Si M. Buchman (Frank Buchman, fondateur et chef du Réarmement moral, n.d.l.r.) n’a que l’intention d’apporter aux peuples primitifs des idéaux éthico-chrétiens, ses efforts ne peuvent être que salués; mais s’il espère également lever les barrières raciales [«Rassenschranker»] entre Blancs et Noirs, alors on doit considérer les rencontres à Caux comme déplaisantes.»
Source: Archives fédérales, Berne, E 2003 (A) 1971/44/86
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Carl Lutz: bio express
1895 Naissance à Walzenhausen, dans le canton d’Appenzell.
1913 Déménagement aux USA. Diplômé de l’Université George Washington en 1924.
1920-34 Conseiller à l’ambassade suisse de Washington puis au consulat suisse de Philadelphie.
1935-41 Vice-consul à Jaffa, en Palestine. En charge des intérêts allemands à Tel-Aviv.
1942-45 Vice-consul à Budapest. Permet à plus de 62 000 juifs d’échapper aux nazis.
1946 Retour à Berne. Premiers honneurs du Congrès sioniste.
1954-61 Consul puis consul général à Bregenz en Autriche.
1964 Nommé «Juste parmi les nations» par le Mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem.
1975 Décès à Berne.
1995 Honneurs posthumes de la Suisse.
2013 Evoqué dans le film américain «Walking with the enemy», de Mark Schmidt. PFY