Après des mois d’enquête et de mise en confiance, la journaliste indépendante française Garance Le Caisne, spécialiste du monde arabe, a pu s’entretenir pendant plus de quarante heures avec César, l’«archiviste de l’horreur». Ce photographe de l’armée syrienne, qui vit aujourd’hui caché quelque part en Europe, a réussi à exfiltrer 45'000 photos et documents de détenus torturés à mort ou assassinés froidement par les sbires de Bachar al-Assad. Forte de ces entretiens, mais aussi d’autres témoignages de survivants des geôles syriennes, Garance Le Caisne met en lumière, dans «Opération César»*, les rouages de la machine de mort syrienne. Une machine infernale, qui tourne toujours à plein régime et que personne ne semble pouvoir arrêter.
- Vous avez rencontré César, ce militaire syrien qui a dévoilé l’horreur des prisons de Bachar al-Assad. Parlez-nous de lui.
Garance Le Caisne: César était un photographe de la police militaire du régime. Déjà avant la révolution, il était chargé de faire des photos de soldats victimes de combats, d’accidents ou de suicides, à des fins d’enquête. Au moment où la révolution éclate, en mars 2011 à Deraa, dans le sud du pays, on lui demande de photographier les militants tués par les forces de l’ordre lors des manifestations mais aussi, très vite, les détenus morts dans les centres de détention du régime. Les corps, nombreux, portent des numéros d’identification inscrits sur des scotchs blancs ou à même la peau.
»César s’aperçoit que ces prisonniers ne sont pas décédés de mort naturelle, mais sous la torture ou de faim. Certains cadavres ne font plus que 30 ou 40 kg. Ils ont les côtes saillantes, l’estomac rétréci. Certains ont des traces de courroies autour du cou ou des chevilles. D’autres ont le visage défiguré par des produits chimiques, les yeux arrachés, les pieds meurtris avec des marques de fers, le corps maculé de sang encore frais.
- Comment César a-t-il supporté de faire ce travail de documentation?
En fait, César est choqué par ce qu’il voit. Il veut aussitôt déserter et en parle à son ami Sami**. Cet ingénieur dans la construction, à Damas, est en contact avec des activistes de la révolution, qui postent sur internet des vidéos sur les manifestations et la répression du régime. Il demande à César de rester en place, pour copier les photos comme preuve de crime de guerre. Pendant deux ans, semaine après semaine, César va alors dupliquer le matériel photographique de son équipe sur une clé USB qu’il cache dans sa chaussure ou dans sa ceinture. Sami recopie ensuite les clichés sur un disque dur et les envoie par internet à des activistes à l’étranger. César prend de très gros risques. En été 2013, comme il se sent toujours plus en danger, il est exfiltré vers l’Europe.
»Lors de nos entretiens, César ne m’a pas caché son malaise. Car il se sentait complice du régime, coupable de faire ces photos de cadavres, mais il travaillait en même temps en secret pour la révolution, pour la justice. Il avait une grande crainte d’être attrapé. Il m’a souvent répété: «J’avais peur de devenir l’un de ces corps que je photographiais.»
- Quand ces photos commencent-elles à sortir de l’ombre?
Les photos restent secrètes jusqu’au début 2014. Le Courant national syrien - un parti islamiste modéré non-violent dont les cadres ont fui la Syrie - révèle leur existence le 12 janvier 2014 à Paris, lors d’une réunion des Amis du peuple de la Syrie. Le «rapport César», présenté devant onze ministres d’Etat, dont Laurent Fabius, a été réalisé par des avocats internationaux et l’ancien procureur de l’ONU David Crane, avec le financement du ministre des Affaires étrangères du Qatar, Khaled al-Attiyah. Les ministres sont complètement choqués par ces preuves de terrorisme d’Etat syrien. Le public découvre le dossier quelques jours plus tard, juste avant la conférence de Montreux, grâce à la diffusion du rapport par CNN et par le quotidien britannique «The Guardian».
- César vous a décrit le mécanisme de cette «machine de mort» syrienne. Quels en sont les rouages?
Cela commence par des disparitions. Les gens descendent dans la rue et ne reviennent pas. Ils sont enlevés par les services de renseignement syriens, qui comptent quatre officines: la sécurité militaire - la pire -, la sécurité générale, la sécurité politique et la sécurité aérienne. Les arrestations arbitraires concernent toute personne suspectée d’incitation, de financement ou d’organisation de manifestations, mais aussi les «comploteurs» et les personnes accusées de «ternir l’image du pays», selon les mots d’un document du régime auquel j’ai eu accès.
»Les personnes enlevées disparaissent complètement. Le seul moyen d’obtenir des informations, pour les familles, c’est de payer. En fonction de la catégorie sociale, les proches doivent débourser entre quelques milliers et des centaines de milliers d’euros. Ils espèrent ainsi que le disparu soit bien traité dans les centres de détention. Mais souvent, il est déjà mort. Ces rançons sont l’une des sources de revenu du régime.
- Où les disparus sont-ils emprisonnés, interrogés et torturés?
Chaque service de renseignement comporte des branches centrales, régionales et locales, chaque fois avec des centres de détention. A Damas, ces centres se trouvent en pleine ville. Par exemple le centre de la branche 215 de la sécurité militaire, d’où viennent la moitié des cadavres que César a pris en photo, est à 1 km de l’opéra et de l’hôtel Sheraton. Et l’hôpital militaire de Mezzeh, appelé aussi hôpital 601, où les cadavres sont entreposés dans des hangars, est à 400 m à vol d’oiseau du palais présidentiel et même à 50 m du Lycée français!
»Les cellules les pires sont en sous-sol. Les disparus sont déshabillés, torturés, entassés, très peu alimentés. Les cellules sont à ce point surpeuplées que les prisonniers ne peuvent pas s’allonger. Ou alors seulement en tournus. Au fond des cellules, ils meurent d’étouffement. Sinon de faim, de dysenterie ou de l’infection de leurs plaies. Les prisonniers sont encadrés par des travailleurs forcés, les «shoukhra», et des sergents, les «shawish», en fait des détenus de droit commun. Ce sont eux qui évacuent les cadavres, sur lesquels ils écrivent un numéro d’identification de détenu et le numéro de la prison. Les morts sont transportés dans des hôpitaux militaires, où un médecin légiste leur appose un troisième numéro et les inscrit dans un cahier.
- Il semble que ces hôpitaux soient aussi utilisés comme centres de détention...
Certains hôpitaux gouvernementaux ou militaires sont effectivement aussi exploités à des fins de détention, en raison de la masse des arrestations. Selon plusieurs témoignages, à Damas ou à Homs, les détenus blessés sont couchés à trois par lit, et attachés avec des chaînes. Certains d’entre eux sont achevés sur place. Des témoins parlent d’un geôlier de l’hôpital militaire de Mezzeh qui se ferait appeler Azra’el, soit «l’ange de la mort». Il achève les prisonniers malades à coups de bâton pendant la nuit en leur disant que sa mission est de prendre leur âme.
- La torture se poursuit-elle aujourd’hui dans les geôles syriennes, malgré ces révélations?
Selon le réseau syrien pour les droits de l’homme, il y aurait actuellement entre 100'000 et 200'000 personnes arrêtées ou disparues, un chiffre très difficile à établir. D’après mes sources, cependant, le régime aurait désormais tendance à tuer tout de suite les personnes qu’il arrête, sans les garder en prison. Mais il n’y a aucun doute que les disparitions continuent. C’est l’un des moyens que le régime utilise pour faire pression sur la population.
* Opération César - Au cœur de la machine de mort syrienne, Garance Le Caisne, Editions Stock, octobre 2015.
** Pseudonyme
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«La violence du régime profite à Daech»
- César a pu exfiltrer 45'000 photos. Quels sont les résultats de leur analyse jusqu’à aujourd’hui?
Garance Le Caisne: On peut distinguer trois dossiers de photographies. Le premier concerne les détenus: il compte 27'000 photos représentant 6786 cadavres, puisque César et son équipe de douze personnes étaient chargés de photographier chaque corps plusieurs fois. Les 18'000 photos restantes montrent deux autres types de victimes, sous différents angles: 1036 corps de soldats et 4025 corps de civils, hommes, femmes, enfants ou vieillards, tués directement chez eux. Toutes ces photos ont été authentifiées par le FBI. Jusqu’à présent, seule une petite partie des victimes ont été identifiées. Un site internet publie les photos à l’intention des proches. Si le nombre d’identifications reste faible, c’est que les victimes sont souvent défigurées, mais aussi que les proches préfèrent ne pas s’annoncer, pour ne pas passer eux-mêmes pour des membres de l’opposition et se faire arrêter.
- Quel est l’état actuel des procédures judiciaires?
Du côté des Etats-Unis, le FBI tente de déterminer s’il y a des ressortissants américains parmi les victimes pour porter plainte. La France, qui a aussi récupéré ces photos, a ouvert une procédure en septembre contre Bachar al-Assad. Le Quai d’Orsay a saisi l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre. A Genève, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies recueille des témoignages et des preuves. Mais aucune procédure n’est ouverte. Pour aller de l’avant, il faudrait que le Conseil de sécurité saisisse la Cour pénale internationale. Au printemps 2014, la France est intervenue dans ce sens, mais la Russie a voté contre.
- César a-t-il déjà témoigné devant la justice?
Non, il a très peur. Mais il n’y a pas que lui, il y a des dizaines de Syriens qui récoltent des preuves contre le régime, mais aussi contre Daech et les rebelles. Car les rebelles commettent aussi des crimes de guerre, de la torture, bien que de manière beaucoup moins organisée et à petite échelle. Quelques familles de victimes seraient aussi prêtes à parler, à condition d’être intégralement en sécurité.
- Aujourd’hui, les sites de détention sont bien connus. On a même identifié certains bourreaux. On ne peut rien faire sur le terrain?
Le problème, c’est qu’on a laissé faire pendant quatre ans. Maintenant, cela devient très compliqué. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas négocier avec al-Assad, dont le régime est responsable de la mort de 80 à 90% des civils dans ce conflit, alors que l’opposition et Daech en tuent 10 à 20%. L’option guerrière du président François Hollande contre le groupe Etat islamique s’explique dans l’émotion qui a suivi les attentats de Paris. Mais cela devient schizophrène. Car si Daech est devenu si puissant, c’est aussi à cause de la violence du régime. Se sentant abandonnés par l’Occident, de nombreux Syriens se sont tournés vers l’Etat islamique. On ne pourra pas traiter l’un sans l’autre. PFY
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A la recherche des disparus
En Syrie, chacun a dans son entourage un père, un frère ou un ami qui n’est jamais rentré chez lui: des hommes mais aussi des femmes et des enfants, musulmans, chrétiens ou Kurdes enlevés par le régime, peut-être déjà morts ou qui croupissent dans les centres de torture. Témoignages dans «Disparus, la guerre invisible de Syrie», un documentaire à voir ce dimanche sur RTS 2. PFY