Nigeria » L’image de ces «petits Biafrais» au corps décharné et au ventre gonflé a marqué la mémoire collective au point de devenir le symbole de la famine. Mais que s’est-il réellement passé au Nigeria il y a 50 ans, pour que soudain tout un peuple se retrouve dans une disette extrême? Et comment se fait-il que ce drame ait eu un tel impact médiatique en Suisse et dans le monde? Les explications de l’historien Steve Page, auteur d’un travail de doctorat sur le Nigeria et la Suisse* à l’Université de Fribourg. Entretien.
Dans quel contexte géopolitique s’est joué ce drame?
Steve Page: Le Nigeria obtient l’indépendance en 1960. La Grande-Bretagne laisse alors un pays fédéraliste divisé en trois régions, dominées chacune par un groupe ethnolinguistique: les Haoussas au nord, les Yorubas au sud-ouest et les Igbos au sud-est. Les premiers, musulmans, étaient dirigés par un califat bien hiérarchisé. Les derniers, catholiques ou animistes, fonctionnaient plutôt en assemblées de villages. Ils étaient davantage éduqués, ayant pu bénéficier de la scolarisation par les missionnaires.
La situation dégénère en 1966...
A la suite d’élections mal gérées et d’émeutes meurtrières, un premier coup d’Etat sanglant, en janvier 1966, permet aux Igbos de prendre le pouvoir. En juillet, ils sont renversés par d’autres militaires. Plus tard, dans la région nord, des massacres sont perpétrés contre les Igbos, faisant plusieurs milliers de morts et un million de rescapés qui se replient vers le sud-est. Le général Odumegwu Ojukwu, responsable de cette région, réclame davantage d’autonomie lors d’une conférence de conciliation organisée au Ghana, au début 1967. Le président nordiste Yakubu Gowon ne tenant pas ses promesses, Ojukwu proclame l’indépendance du sud-est le 30 mai. La république est nommée Biafra en référence au golfe attenant.
La guerre civile éclate le 6 juillet. Comment se développe-t-elle?
Dans un premier temps, les forces biafraises font des avancées importantes vers le nord et vers la capitale Lagos, à l’ouest. Mais le gouvernement fédéral, qui a hérité de matériel de guerre de la Grande-Bretagne et obtient le soutien de l’URSS, avec des avions de chasse MIG, reprend l’avantage. En 1968, les Igbos, partiellement équipés par la France, ont déjà perdu beaucoup de terrain.
L’armée régulière est aussi
équipée d’armes suisses?
Oui, des canons DCA de l’entreprise Bührle. Certaines de ces armes lui sont fournies en seconde main par la Grande-Bretagne. Mais l’entreprise suisse en livre d’autres directement, alors que les exportations d’armes sont interdites vers les pays en guerre. C’est la fameuse affaire Bührle. La société a falsifié des papiers, prétendant exporter vers l’Ethiopie. Le directeur des ventes va finalement écoper de 18 mois de prison et le chef de l’entreprise d’une amende de 20 000 francs et d’une dégradation de l’armée.
Sur le terrain, le conflit s’enlise. Le gouvernement fédéral mène alors une guerre d’usure…
Son arme principale, c’est le blocus. Dès le printemps 1968, la situation devient catastrophique pour la population biafraise, qui dépend du commerce extérieur pour l’apport en protéines, viande, lait, œufs… La famine devient toujours plus meurtrière.
C’est alors que les premiers appels à l’aide se font entendre?
Les premières alertes à la famine, lancées sans images alarmantes dans les médias, passent inaperçues. Le déclic se fait en septembre 1968 en Suisse, lorsque la TSR diffuse le reportage SOS Famine, qui révèle les images terribles de ces «petits Biafrais» squelettiques (lire ci-dessous). On parle alors de «génocide par la famine», une notion clé de la propagande biafraise. En fait, si le blocus était un moyen de pression violent, rien ne laisse percevoir une volonté d’extermination de la population de cette région.
L’aide ne s’avère pas facile…
Le problème de l’acheminement des vivres est lié au blocus, dont l’objectif est de précipiter la fin de la guerre. En l’allégeant, les ONG se voient reprocher de prolonger le conflit. Les négociations sont difficiles. Le gouvernement fédéral refuse les vols de nuit. Il se méfie des avions qui mélangent les cargaisons de vivres et d’armes, une pratique courante dans ce conflit. Côté biafrais, on n’accepte pas les vols de jour, la trêve occasionnée facilitant l’avancée des troupes fédérales. Les organisations religieuses, qui n’hésitent pas à faire appel à des compagnies convoyant des armes, achemineront au total 57 000 tonnes de vivres et de médicaments, le double du CICR, tenu par son devoir de neutralité.
Pour le CICR, cette mission est particulièrement délicate…
C’est sa plus grande intervention depuis la Seconde Guerre mondiale, une opération d’urgence sans précédent. Elle est difficile, car le Gouvernement nigérian mène une campagne de dénigrement à son encontre, lui reprochant d’être une entreprise «néocolonialiste», ni internationale ni neutre. Vers la fin de conflit, le président Gowon lui retire d’ailleurs la charge de coordination des opérations de secours. Le Biafra marque un tournant dans l’aide humanitaire. Il pose la question de la limite de la neutralité et suscite la création de nouvelles organisations, comme Médecins sans frontières ou Médecins du monde.
Finalement, le rêve d’indépendance du Biafra est un échec?
Vers la fin du conflit, les forces du Biafra connaissent encore quelques sursauts de résistance. Notamment grâce à l’engagement d’un Suédois, le comte Carl Gustav von Rosen qui, arrivé comme humanitaire, offre ses services de pilote à l’armée et parvient à bombarder des bases militaires fédérales. Mais mis sous pression de toutes parts, les autonomistes doivent se résigner à signer l’armistice le 11 janvier 1970. Le général Ojukwu se réfugie en Côte d’Ivoire. Le bilan humain est de plus d’un million de morts, la grande majorité étant des victimes de la famine.
* Steve Page, Le Nigeria et la Suisse, des affaires d’indépendance – Commerce, diplomatie et coopération 1930-1980, Editions Peter Lang, 2016.
Le drame du Biafra a donné un élan aux tiers-mondistes en Suisse
Les Suisses prennent conscience de la terrible famine qui sévit au Biafra principalement grâce à la diffusion du reportage SOS Famine, durant l’été 1968. «Ces images chocs d’enfants affamés ont eu un grand impact. A l’époque, les gens n’étaient pas encore saturés d’infos. La TV nationale ne touchait alors qu’un million de téléspectateurs. En cette année charnière marquée par Mai 1968, l’Afrique a soudain fait irruption dans le quotidien des Suisses. Elle a donné un véritable élan au mouvement tiers-mondiste», explique l’historien Steve Page.
La Chaîne du bonheur récolte d’emblée plus de 2 millions de francs. Les Eglises multiplient les collectes et se mobilisent pour obtenir un corridor d’acheminement des secours sur place. Migros en appelle à la générosité des consommateurs, s’engageant à doubler la somme récoltée. Deux millions de francs peuvent ainsi être versés à Caritas Suisse, à l’Entraide protestante et à Joint Church Aid. La Confédération apporte surtout une aide en nature, achetant des produits laitiers suisses pour les distribuer aux enfants biafrais (photo Keystone). «Cela sera sujet à controverse, la moitié des investissements apparaissant comme des subsides à l’agriculture suisse», observe l’historien.
Les petits gestes sont nombreux. A Fribourg, des recrues renoncent à leur solde pour aider les victimes. Certaines actions sont aussi politiques. Des pétitions demandent même que la Suisse livre des armes au Biafra. PFY
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