Stratégie » «En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle devrait toujours être protégée par un rempart de mensonges.» Cette maxime de Winston Churchill s’applique parfaitement aux grands stratèges de la Seconde Guerre mondiale, qui a pris fin il y a 75 ans. Pour duper l’ennemi, l’impressionner, le déstabiliser ou faire diversion, ils ont exploité en permanence l’intox et la désinformation, ils ont multiplié les leurres et subterfuges, ils ont utilisé l’arme du bluff.
Cet art de la feinte, qui existe depuis la nuit des temps, du légendaire cheval de Troie aux mises en scène sublimes d’Alexandre le Grand ou de Napoléon, a eu une importance déterminante pour la victoire des Alliés. «Le sort de la Seconde Guerre mondiale s’est joué en grande partie sur des séquences de bluff», affirme l’officier saint-cyrien Michel Klen, spécialiste du renseignement et de la désinformation¹.
1 Les magiciens de la guerre des sables
En avril 1941, Churchill fonde la London Controlling Section (LCS), une organisation ultra-secrète chargée de la conception des plans stratégiques de mystification. L’un de ses plus ingénieux éléments, le brigadier Dudley Clarke, à la tête de la Force A en Afrique du Nord, va donner du fil à retordre au général allemand Erwin Rommel. Pour tromper le Renard du désert, il met en scène des unités fantômes, avec chars, camions et pièces d’artillerie factices, en bois ou caoutchouc gonflable. Il trace des pistes fictives de blindés à l’aide de herses et diffuse des sons de convois de tanks par haut-parleurs, une technique de leurre sonore mise au point par des ingénieurs de Bell Labs, qui sera utilisée une vingtaine de fois par les GI de l'«Armée fantôme» en 1944-1945. «Cent soldats pouvaient se métamorphoser, acoustiquement parlant, en une division de plus de 10 000 hommes», souligne la chercheuse Juliette Volcler².
Ses plus grandes réussites, la Force A les doit toutefois à l’illusionniste professionnel Jasper Maskelyne. Avec son équipe du Magic Gang, il réussit d’abord à dissimuler le port d’Alexandrie à l’aviation allemande, aménageant un faux port dans une baie voisine, à l’instar du «faux Paris» de 1918 (lire ci-dessous). Maskelyne contribue aussi à la victoire de la 8e armée britannique à El Alamein en Egypte, fin 1942. Pour faire croire à Rommel que le général Montgomery va attaquer par le sud, il y place plus de mille faux tanks. Au nord, pendant ce temps, des centaines de vrais chars, maquillés en vieux camions, attendent en embuscade.
2 De l’intox pour conquérir la Sicile
L’une des plus belles ruses de guerre s’est tramée au printemps 1943, grâce à l’imagination d’un officier du renseignement de la marine britannique, Ewen Montagu. Son plan a permis aux Alliés de conquérir la Sicile puis le sud de l’Italie pratiquement sans coup férir, précipitant la chute de Benito Mussolini en juillet. L’opération Mincemeat consistait à déposer sur une plage espagnole le cadavre d’un prétendu officier des Royal Marines, le major William Martin, porteur d’une serviette remplie de (fausses) lettres secrètes révélant un débarquement en Grèce. Le corps du défunt, soi-disant victime d’un accident d’avion, était en fait celui d’un vagabond gallois, transporté par sous-marin au large de Cadix. Pour que la supercherie soit complète, une fiancée fictive a été inventée, avec photo et lettres d’amour. Le stratagème a parfaitement fonctionné, puisque Adolf Hitler a fait expédier en hâte, vers la Grèce, deux divisions SS du front de l’Est ainsi que la 1re Panzer Division qui stationnait en France.
3 Les armées fantômes du Débarquement
C’est probablement l’une des plus brillantes manœuvres d’intoxication de toute l’histoire militaire, une «mystification d’anthologie», selon Michel Klen. L’opération Fortitude est placée sous la responsabilité du Quartier général des forces alliées dirigé par le général Dwight Eisenhower. Elle vise à tromper les nazis sur le lieu réel du Débarquement, le 6 juin 1944 en Normandie, en détournant leur regard vers la Norvège et l’étroit pas de Calais. Le plan fait miroiter l’existence d’importantes forces militaires prêtes à débarquer, mais de fait totalement fictives. En Ecosse, c’est la 4e armée britannique, soi-disant forte de 350 000 hommes, dont seul le général est réel, sir Andrew «Bugly» Thorne. Au sud-est de l’Angleterre, c’est le First US Army Group (FUSAG), tout aussi imaginaire, avec quatre corps d’armée et un million d’hommes. A sa tête le «volcanique»3 général George Patton, d’autant plus crédible qu’il s’est déjà distingué lors du débarquement des Alliés en 1942 en Afrique française du Nord.
Pour accréditer pareille supercherie, des officiers simulent un intense trafic radio. Des agents doubles abreuvent l’Abwehr de faux rapports. La tromperie est renforcée par l’installation de faux camps, fausses troupes, faux ports, faux aérodromes. Mais le Renseignement allemand reste méfiant. Dans le doute, il finit par recommander un renforcement du Mur de l’Atlantique. Trop tard: Hitler est déjà tombé dans le panneau!
¹Michel Klen, La guerre du bluff est éternelle, Editions Favre, 2017.
²Juliette Volcler, Contrôle – Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore, Editions La Découverte, 2017.
³Hugues Moutouh et Jérôme Poirot (dir.), Dictionnaire du renseignement, Editions Perrin, 2020.
Radio: Ve: 13 h 30
TV: Vivre dans l’Allemagne en guerre, Di: 20 h 50 Lu: 23 h 20
Histoire vivante
Vivre dans l'Allemagne en guerre - Le crépuscule 1938-1942
Vivre dans l'Allemagne en guerre - L'abîme 1942-1945
Les artistes du camouflage de la Grande Guerre
Pour duper l’ennemi, les armées font aussi appel aux spécialistes du trompe-l’œil.
En 1914, les poilus français restaient des cibles faciles, avec leurs képis et pantalons rouge garance, alors que les Britanniques avaient déjà adopté le discret «kaki» et que les Allemands mettaient au point leur tenue «feldgrau». Mais l’armée française rattrape vite son retard: en 1915, elle passe à l’uniforme bleu horizon. Surtout, elle institue une nouveauté, la Section de camouflage. Dans les tranchées, le pragmatisme s’applique: «Pour ne pas être repéré, donc pour survivre, il faut être invisible. Et pour tromper l’ennemi, il faut créer des leurres», explique l’officier saint-cyrien Michel Klen.
Le commandement de cette nouvelle formation – copiée plus tard par les Alliés et les Allemands – est confié au peintre pastelliste et illustrateur Lucien Victor Guirand de Scévola. Son équipe de décorateurs de théâtre, artistes cubistes, artisans et accessoiristes va compter jusqu’à 3000 hommes et officiers. Parmi eux, Louis Guingot qui imagine la première veste «léopard». Ces maîtres du trompe-l’œil camouflent les pièces d’artillerie, avions et navires, créent des observatoires dans des arbres (photo DR) ou des ruines, dissimulent les sites d’intérêt stratégique, ponts, écluses, canaux (dont celui de Versailles), parfois des villages entiers. En 1918, ils mettent en place un «faux Paris» dans la campagne proche, avec une fausse gare de l’Est animée par une simulation lumineuse des trains, afin de détourner les bombardements nocturnes. «Les travaux de construction devaient être terminés en 1919 mais ont été interrompus par la fin de la guerre», précise Michel Klen, soulignant le savoir-faire technique et la créativité de ces artistes. «Certes, leur engagement ne constitue pas l’élément majeur qui a occasionné la défaite du Reich, mais il a joué un rôle significatif en permettant la protection de sites face aux vues aériennes de l’ennemi.» PFY