Après les Syriens et Erythréens, les migrants afghans sont les plus nombreux à débarquer en Europe. Et leur nombre ne cesse d’augmenter, si l’on en croit les statistiques de l’agence européenne Frontex. Alors qu’ils étaient environ 9500 en 2013, ils sont passés à plus de 22'000 en 2014 et ont déjà franchi la barre des 40 000 depuis le début de l’année.
Comment expliquer pareil exode, alors qu’en quittant l’Afghanistan l’an dernier, les Américains se disaient confiants dans les capacités des forces afghanes à maintenir la sécurité dans le pays? Les explications de l’anthropologue et sociologue du développement Alessandro Monsutti, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève. L’expert s’est engagé intensément cette année auprès des Afghans arrivant en Grèce, en Italie et ailleurs en Europe.
- Les Afghans sont toujours plus nombreux à débarquer en Europe. Comment expliquer cet afflux?
Alessandro Monsutti: Cet afflux est le signe de l’échec de la reconstruction de l’Afghanistan. Depuis 25 ans, les Afghans font partie des trois ou quatre populations de requérants d’asile les plus nombreuses en Europe. L’augmentation de ces deux dernières années doit être comprise dans l’histoire de ce long exode. Elle s’est précipitée depuis le retrait presque complet des troupes de la coalition internationale en 2014.
Le départ des forces de l’OTAN a ouvert une période de grand doute sur l’avenir politique du pays. On assiste depuis lors à une recrudescence de violence. Les différentes factions en présence bandent leurs muscles tout en cherchant à occuper l’espace politique. Depuis une décennie, selon le Global Peace Index, l’Afghanistan est le seul pays qui se place systématiquement parmi les quatre Etats les moins pacifiques au monde!
- Qui sont ces Afghans qui quittent le pays pour rejoindre l’Europe?
Toutes les franges de la société afghane sont touchées par cet exode. En Italie, j’ai pu observer une dominante d’hommes pachtounes du sud, âgés de 20 à 35 ans. Ce sont souvent de petits fonctionnaires, des policiers, des soldats, qui ont eu peur d’être assimilés à l’actuel gouvernement pro-occidental ou qui ont craint d’être enrôlés de force par l’insurrection. Ces hommes, souvent mariés, fuient la violence et les bombardements qui traumatisent la société rurale du sud du pays, sévèrement touchée par le conflit entre les talibans et le gouvernement d’une part, et entre les talibans et le groupe Etat islamique d’autre part. Pris entre le marteau et l’enclume, ils laissent leurs familles au village pour rejoindre l’Europe et tenter d’y faire venir ensuite leur femme et leurs enfants.
- Les familles restées au pays ne sont-elles pas en danger?
En général, les talibans ne touchent pas les familles. Femmes et enfants ne sont pas non plus laissés à eux-mêmes. Ils sont pris en charge par le groupe de parenté élargi, dans la maison du grand-père. Le départ d’un fils menacé se fait toujours en concertation avec la famille. L’homme est soutenu financièrement, mais est tenu de redistribuer ses revenus une fois installé en Europe.
En Italie, j’ai rencontré un jeune Pachtoune de 23 ans, d’une province située au nord de Kaboul, qui a pu partir grâce à la vente de terrains de son père. Il a été pris en passant en Europe et renvoyé chez lui. Son père a alors dû vendre d’autres terres pour qu’il puisse repartir. La famille s’est pratiquement ruinée pour lui. Ce jeune homme est désormais condamné au succès. Sinon, c’est sa mort sociale! En fuyant en Europe, il a sauvé sa vie, mais au prix fort.
- Quel autre type de migrants avez-vous rencontré?
Une autre catégorie, que j’ai vue massivement en Grèce, ce sont les Hazaras. Originaires du centre du pays, ces chiites sont considérés comme des citoyens de deuxième zone. Historiquement très marginaux, ils souffrent d’un sentiment d’aliénation face à l’Etat afghan. Ils ont souvent fui en Iran et au Pakistan, surtout dans la ville de Quetta. Ceux que j’ai rencontrés en Europe sont clairement plus jeunes que les Pachtounes.
Souvent mineurs, ils sont nés et ont grandi en exil, mais n’ont pas de perspectives d’avenir au Pakistan ni en Iran. S’ils tentent de rentrer en Afghanistan, ils doivent se confronter à leurs cousins qui leur ont confisqué leur héritage, risquant même leur vie dans des litiges souvent sanglants. Les quartiers périphériques de Kaboul ne sont pas non plus une option pour eux, la capitale afghane étant devenue une «bombe démographique» qui n’a plus rien à offrir depuis le retrait des troupes internationales et des ONG. Reste la fuite vers l’Europe...
- Ces migrants sont surtout des adolescents, avez-vous observé...
Oui, ils sont des milliers. J’ai vu des enfants âgés de 8 ans voyager seuls. Des scènes de pauvreté horribles, à Athènes et Patras. Ces jeunes n’ont plus qu’un téléphone portable en poche. Les familles hazaras qu’ils ont quittées n’ont ni terre ni argent. Ils sont d’une vulnérabilité absolue. J’ai été traumatisé par ce que j’ai vu en Grèce. Des situations de vie abjectes, des enfants de 10 ans se prostituant dans les parcs publics, qui sniffent, fument, se droguent... Comment l’Europe peut-elle accepter ça?
- Ces jeunes ne peuvent-ils pas profiter d’infrastructures d’accueil?
En Grèce, l’offre pour les requérants d’asile est très limitée. Peut-être seulement un millier de lits! Des ONG ont ouvert une poignée de centres de jour pour les mineurs, avec jeux et accès internet, ainsi que des centres d’accueil pour familles et mineurs, où ils reçoivent à manger et un lit propre. Mais comme ils se sentent alors prisonniers d’un système, nombreux sont ceux qui préfèrent leur liberté, même au prix fort. Un enfant hazara de 8 ans, avec qui j’ai parlé à Patras, m’a dit qu’il préférait rester libre avec son grand frère. Ces jeunes dorment dans des fabriques abandonnées près du port, sur des tas d’immondices. Ils vivent de l’aumône, persécutés par la police, tentent de se cacher sous les camions pour embarquer sur les ferries en partance pour l’Italie. Ils n’ont pas d’argent pour prendre la voie terrestre à travers les Balkans, via la Bulgarie.
- Des familles afghanes rejoignent aussi l’Europe...
Ce sont des cas tout à fait différents. Cette catégorie de migrants, en augmentation, est formée de citadins plutôt aisés, des gardiens, chauffeurs, comptables d’ONG ou traducteurs pour les forces armées, qui se sont retrouvés sans travail l’an dernier lorsque la coalition s’est retirée. Craignant de devenir les cibles des talibans, ils préfèrent quitter le pays. Ils vendent leurs échoppes, leur voiture, donnent en gage leur appartement, partent en famille avec 50'000 dollars en poche. Cela leur permet de payer des passeurs - environ 2000 dollars par personne -, mais les rend aussi très vulnérables. Cibles du banditisme, ils risquent même d’être jetés à l’eau. Pour se rassurer, ils voyagent souvent par groupe de deux ou trois familles.
- On parle souvent des passeurs. Qui sont-ils?
Il existe des réseaux de passeurs professionnels. Mais leur importance est peut-être moindre qu’on le dit. A la frontière orientale de l’Iran, les migrants peuvent compter sur l’aide des tribus baloutches transfrontalières, qui font de la contrebande. Puis entre l’Iran et la Turquie, les Kurdes peuvent les aider à passer la frontière. Les passeurs pour l’Europe sont souvent migrants eux-mêmes. Ils s’improvisent passeurs pendant quelques mois, le temps d’amasser assez d’argent. Puis passent en Europe. Les passeurs ne sont donc pas tous d’«affreux criminels qui exploitent les migrants», comme on l’entend souvent. Les migrants, je le souligne, sont d’abord les victimes des Etats-nations et des politiques européennes. Et non les victimes des passeurs!
Quand on voit les conditions d’accueil déplorables réservées aux migrants à Lesbos ou ailleurs, quand on sait qu’ils restent bloqués derrière des barbelés pendant un temps indéterminé qui ruine leur moral, on se dit que l’Europe piétine ses principes fondateurs. Certains migrants m’ont confié que c’est encore pire que la guerre!
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Une solution à l’afghane?
Depuis le départ des forces de l’OTAN - mis à part quelques troupes - les combats entre l’armée afghane et les groupes rebelles se sont intensifiés, faisant de nombreuses victimes parmi les civils. L’instabilité politique, avec un gouvernement déchiré entre le président Ashraf Ghani, qui a succédé à Hamid Karzai en 2014, et Abdullah Abdullah, chef du gouvernement, n’a rien arrangé. «La population ne croit plus en l’avenir, commente le professeur Alessandro Monsutti. Il y a bien eu quelques améliorations de niche, au niveau de la scolarisation des filles, de la santé publique ou de l’espérance de vie. Mais globalement, la situation reste catastrophique.»
Pour l’anthropologue, seule une solution «à l’afghane», minimaliste, avec un partage plus ou moins boiteux du pouvoir, aurait ses chances. «Mais il faudrait que les talibans s'asseyent à la table des négociations. Il n’y aura pas de paix sans eux.» D’ici là, l’exil afghan va se poursuivre. «Ce n’est pas en fermant les frontières qu’on va régler le problème. Le nier, c’est de l’aveuglement!» PFY
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Le dernier calife
Le mollah Omar, leader historique des talibans afghans, a été officiellement déclaré mort en juillet dernier, après avoir vécu pendant des années dans la clandestinité. Pour retrouver les traces de ce Pachtoune borgne - il avait perdu un œil au combat -, trois journalistes occidentales ont sillonné le pays en burqa, et se sont rendues au Pakistan où il se serait caché. Leur enquête auprès de ceux qui l’ont connu révèle des facettes inattendues d’un homme discret et pieux, qui a vécu un destin hors du commun. Un documentaire à voir ce dimanche sur RTS 2.