Craignant le dynamitage du Palais fédéral, la justice suisse a mené une vaste enquête en 1885
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Le Palais fédéral se limitait alors à l’aile ouest de l’édifice actuel. En bas, de g. à dr., trois des principaux suspects interrogés: Jean-Louis Pindy, ancien communard exilé, Elisée Reclus, bailleur de fonds du Révolté, et Jean Grave, rédacteur et compositeur du même organe.
Propos recueillis par Pascal Fleury
14 octobre 2016 à 07:00
Politique » Les anarchistes voulaient-ils commettre des attentats dans les années 1880 en Suisse? Prévoyaient-ils de faire exploser le Palais fédéral à la dynamite? La présence de militants dans notre pays inquiétait en tout cas le Gouvernement fédéral. En 1885, une vaste enquête judiciaire fut menée, avec des perquisitions et l’audition de plus de 80 personnes soupçonnées de «menées anarchistes».
L’enquête a fini en eau de boudin. Vingt et un étrangers ont toutefois été expulsés pour avoir, notamment, «propagé des écrits qui approuvaient les crimes commis au nom des doctrines anarchistes». L’historien fribourgeois Patrick Minder, auteur d’une étude sur cette affaire avec son confrère Federico Ferretti(1), revient sur cette instruction qui a marqué un tournant dans la limitation des libertés politiques en Suisse.
Pour comprendre cette affaire, il faut la situer dans le temps. Qui étaient ces anarchistes?
Patrick Minder: Le premier à se réclamer anarchiste, c’est le philosophe et polémiste français Pierre Joseph Proudhon, en 1840. Il prône l’abolition de toutes formes de gouvernement. Après la Révolution de 1848, divers mouvements poursuivent la lutte pour la liberté et l’égalité. Les anarchistes sont souvent des philosophes ou des géographes qui cherchent des règles de fonctionnement de la société. Le révolutionnaire russe Michel Bakounine, considéré comme le fondateur de l’anarchisme, pose les bases de l’Internationale antiautoritaire en 1872 à Saint-Imier, lors d’un congrès en rupture avec les marxistes autoritaristes. La Fédération jurassienne, animée par le professeur James Guillaume, est rejointe par le prince russe Pierre Kropotkine, qui a été géographe en Sibérie avant de se lancer dans la lutte prolétarienne. Théoricien de l’anarchisme, il développe la thèse du mutualisme – l’entraide comme principe de vie collective –, à distinguer du darwinisme social plus hiérarchique.
Pourquoi les anarchistes viennent-ils se réfugier en Suisse?
En Suisse, contrairement aux pays voisins où ils sont surveillés et traqués, les exilés peuvent circuler librement, sans être espionnés. Et ils peuvent publier! Leurs réseaux sont surtout italiens et slaves, mais aussi français depuis l’insurrection de la Commune de Paris (1871). On trouve ainsi Jean-Louis Pindy, condamné à mort par contumace après avoir occupé l’Hôtel de Ville. Il va participer au Congrès de Saint-Imier. Ou le géographe Elisée Reclus, qui se réfugie à Zurich avec son frère Elie, puis à Lugano, Vevey et Clarens. Anarchiste très actif, bailleur de fonds du Révolté, il prononce un discours lors de l’enterrement de Bakounine, en 1876 à Berne. Ces réseaux animent des journaux ouvriers, comme Le Travailleur ou le Bulletin de la Fédération jurassienne.
La Suisse devient alors un creuset des thèses anarchistes?
Oui, c’est l’égalité hommes - femmes, la lutte contre la prostitution et l’alcoolisme, l’école pour tous, les communautés autogérées et libertaires... Comme l’écrivait Elisée Reclus en 1851, «l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre». Ces idées vont trouver de vifs échos dans les luttes sociales. Elles sont bien loin de l’anarchisme insurrectionnel de gens révoltés, individualistes, qui commettent des attentats à la bombe et des assassinats.
C’est dans ce contexte que se déclare l’affaire de 1885…
L’enquête, menée par le Ministère public, fait suite à des requêtes italiennes et austro-hongroises concernant la recherche de prétendus criminels anarchistes. La Suisse s’inquiète. Elle cherche alors les auteurs des journaux ouvriers, dont certains ont une vocation internationale, comme Freiheit. On craint que les idées véhiculées par ces publications fomentent des troubles. La première personne interrogée, le 2 mars 1885, est un habitant de Fribourg, le tailleur Victor Otter, un cas social. On lui reproche la diffusion de journaux anarchistes et la participation à un réseau national. Il sera relaxé. Plus de 80 autres auditions vont suivre en Suisse romande.
On craint en particulier un attentat contre le Palais fédéral?
Lors des interrogatoires, il est fait plusieurs fois allusion à un projet d’attentat à la dynamite contre le Palais fédéral. Jean Grave, journaliste au Révolté, est suspecté d’en avoir parlé à l’Imprimerie jurassienne. Le complot aurait été préparé par des révolutionnaires allemands. Le juge Berdez reçoit un jour la notice du passage d’un train chargé de dynamite. Le convoi est poursuivi et bloqué. Mais il ne transporte que du tabac!
Personne n’est condamné?
L’enquête va démontrer qu’un réseau anarchiste a bien existé en Suisse, mais qu’il n’est plus vraiment actif. En fait, l’Etat est intervenu beaucoup trop tard. Le Conseil fédéral prononce l’expulsion de 21 étrangers et se félicite d’avoir obtenu des «renseignements complets» sur les anarchistes en Suisse. Cela n’empêchera pas Sissi l’impératrice d’être assassinée en 1898 par l’Italien Luigi Luccheni sur les quais de Genève…
1) Federico Ferretti et Patrick Minder,Pas de dynamite, mais du tabac – L’enquête de 1885 contre les anarchistes en Suisse romande, Editions du Monde libertaire, Paris, 2015.
Radio: Ve 20 h
Doc TV: Ni dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme Di 21 h, ma 0 h 40
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Un chant communiste d’origine fribourgeoise
L’un des héritages les plus surprenants des anarchistes réfugiés en Suisse est un chant patriotique bolchevique composé sur un air… fribourgeois!
Que reste-t-il de l’époque mouvementée de la lutte prolétarienne et de l’anarchisme militant de la fin du XIXe siècle? De nombreux progrès dans le domaine des droits de l’homme, un meilleur respect des individus dans tous les secteurs de la société, un regard plus critique sur les institutions civiles, militaires et religieuses… Mais aussi, pour l’anecdote, un chant patriotique communiste, Le drapeau rouge, interprété sur une musique fribourgeoise!
«En 1877, lors d’une manif d’ouvriers à Berne, l’anarchiste français Paul Brousse se fait arrêter. C’est durant son séjour en prison qu’il écrit les paroles de ce chant engagé, sur l’air d’un hymne patriotique fribourgeois, Les bords de la libre Sarine. Les paroles d’origine étaient du Gruérien Marcelin Bussard et la musique de Jacques Vogt, alors organiste à Fribourg», raconte l’historien Patrick Minder, qui étudie cette filiation avec son confrère Jean-Benoît Clerc.
Le célèbre chant fribourgeois, qui sera plus tard repris et légèrement modifié par l’abbé Joseph Bovet, avait été interprété la première fois en 1843 par la Société de chant de la ville de Fribourg, à l’occasion du Tir cantonal organisé à Bulle par le Parti libéral. Il a connu un immense succès populaire.
La version de l’anarchiste Paul Brousse – Le drapeau rouge (photo DR) – a été reprise d’abord en France, puis a été traduite et diffusée en Russie autour des années 1905-1910. PFY
Le chant Le drapeau rouge peut être écouté sur www.youtube.com
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Il y a 70 ans, le 1er février 1954, l’abbé Pierre lançait son vibrant appel radiodiffusé en faveur des sans-abri qui mouraient de froid en France. Son «insurrection de la bonté» n’aurait pas été possible sans le soutien extraordinaire d’une femme, Lucie Coutaz. Cofondatrice et directrice administrative du mouvement Emmaüs, elle a été son alter ego durant 40 ans. Portrait.