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Histoire vivante

«Votre journal a sauvé mon grand-père!»

Première Guerre mondiale • Un Alsacien fuyant l’armée allemande qui est refoulé par la Suisse vers la mort: l’affaire Lallemand, il y a tout juste un siècle, a indigné l’opinion publique. Son petit-fils s’en souvient.

Réfractaire en 1916, l’Alsacien Léon André Lallemand s’était réfugié en Suisse. Arrêté, il avait été remis aux Allemands par la police bâloise. L’intervention de la presse suisse, puis la grâce impériale, l’ont sauvé du peloton d’exécution.

Sébastien Julan

Sébastien Julan

9 juin 2016 à 14:08

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Les journalistes minimisent souvent le prétendu pouvoir attribué aux médias. Mais ne le faites surtout pas en présence de Jean-Christian Ledy. Cet Alsacien installé en Camargue y croit dur comme fer. Et pour cause: «C’est grâce à «La Liberté», assure-t-il, que mon grand-père n’a pas été fusillé par les Allemands!»

Au bout du fil, l’émotion est palpable et l’accent caractéristique. Si ce retraité de 65 ans a contacté la rédaction, c’est qu’il recherche des articles sur l’histoire de son aïeul. M. Ledy nous a remis en échange un bref mémoire rédigé par un membre de sa famille. Une dizaine de pages qui ont pour effet de remonter le temps jusqu’au premier conflit mondial. Il y a juste un siècle, en 1916, l’année de la terrible bataille de Verdun et de la folle offensive sur la Somme.

L’affaire Lallemand

C’est dans ce contexte qu’éclate l’«affaire Lallemand», du nom de Léon André Lallemand (ci-après André), le grand-père de notre interlocuteur. A 22 ans, il fuit son incorporation dans l’armée allemande à Mulhouse - l’Alsace est alors rattachée au Reich. Après avoir franchi clandestinement la frontière bâloise, il est arrêté, le 9 janvier, en qualité de réfractaire. A ses côtés Joseph Reibel, un déserteur, autrement dit un soldat qui tente d’échapper au front.

En raison de leur statut différent - l’un a été enrôlé dans l’armée, l’autre pas encore - le déserteur sera traité conformément aux dispositions en vigueur et obtiendra un permis de séjour. Alors que le réfractaire Lallemand, lui, est reconduit à la frontière et remis aux Allemands par la police bâloise. Verdict: le jeune homme sera condamné à mort par une cour martiale.

Campagne de presse

La presse romande ne tarde pas à se saisir de cette expulsion, que d’aucuns jugent contraire au droit d’asile et à la tradition humanitaire. A la tête de la campagne médiatique, «La Liberté» y consacre une série d’articles à partir du 27 mars et de manière intensive jusqu’à mi-avril. Plusieurs de ces textes, souvent en une du journal, sont signés des initiales «M. B.», sans doute le futur évêque Marius Besson selon les registres de la maison. Une plume fort bien renseignée par le déserteur Reibel en personne.

Pétitions garnies de 12 000 signatures en tout, interventions aux Chambres fédérales, mises en cause de l’attitude germanophile des autorités bâloises… Le ton monte. Face aux reproches, Bâle se défend avec véhémence et invoque les risques à l’ordre public que peuvent engendrer ces réfugiés militaires qui relèvent de la police des étrangers, donc à cette époque de la compétence cantonale.

«Bâle redoute par sa situation géographique de voir affluer des sans-papiers déchus de leurs nationalités, qui risquent de devenir apatrides et qu’il faudra naturaliser automatiquement après quinze ans», expose Silvia Arlettaz, professeure d’histoire suisse à l’Université de Fribourg. Comme la crise politique menace, un Conseil fédéral aux pleins pouvoirs siffle la fin de la partie par voie de circulaire en mai. Le protocole de la séance l’atteste: les sept Sages ont pris connaissance de l’affaire dans «La Liberté»!

Puis fin juin, ils fustigent l’attitude bâloise et édictent un arrêté interdisant aux cantons d’expulser, vers leur pays d’origine, et d’extrader les réfractaires tout comme les déserteurs. En temps de guerre, le Gouvernement suisse se réserve cette prérogative, qui plus est seulement en cas de délits graves et d’abus du droit d’asile. «Tout en condamnant Bâle, le Conseil fédéral règle cette affaire en devant gérer ses sympathies pro-allemandes, ménager l’Allemagne et veiller au fossé interne à la Suisse», synthétise Silvia Arlettaz.

La grâce impériale

Alors y a-t-il eu, outre la pression de l’opinion publique, de discrètes démarches diplomatiques ou l’empereur a-t-il préféré se ménager la sympathie des Suisses? Toujours est-il que Lallemand ne sera pas fusillé, mais gracié par Guillaume II. Incorporé dans un régiment disciplinaire, le miraculé ira combattre sur le front oriental contre la Russie et en réchappera.

Le grand-père de notre interlocuteur, après un exil à Lyon pendant la Seconde Guerre mondiale, décède en 1960 à Mulhouse, non sans avoir gardé une grande reconnaissance envers les journalistes. Persuadé qu’il était d’avoir eu la vie sauve grâce à eux.

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Politique migratoire

L’affaire Lallemand a-t-elle ébranlé la neutralité suisse durant la Première Guerre mondiale? L’affirmer serait exagéré, quoique l’accueil par la Confédération de réfugiés militaires a pu heurter des belligérants… Cela a créé des tensions. Il faut savoir en outre que le scandale a largement dépassé les frontières: des poilus en ont même pris connaissance dans les tranchées.

Cet épisode intervient dans un débat nourri sur le statut et le sort de ces étrangers qui posent des problèmes internes (séjour, travail, naturalisation), et ce d’autant plus en l’absence de dispositions fédérales en matière de contrôle des étrangers.

Il illustre en outre le fossé linguistique entre sympathies alémaniques pour le voisin germain et sentiments francophiles en Suisse romande. De ce côté-ci de la Sarine, Lallemand, Reibel et consorts incarnent la remise en cause de la souveraineté allemande sur l’Alsace et sont de ce fait considérés comme des réfugiés politiques!

A la fin de la guerre, il y aura quelque 30'000 déserteurs et réfractaires en Helvétie, selon l’estimation de Silvia et Gérald Arlettaz: «Cela laissera des traces profondes dans l’attitude nationale à l’égard des étrangers.» Le changement de politique migratoire, sur une base protectionniste, date de l’ordonnance du 21 novembre 1917 avec la mise sur pied d’un appareil centralisé de contrôle du séjour des étrangers. «C’est cet appareil, relève Silvia Arlettaz, qui va prendre l’initiative des mesures jugées nécessaires à la lutte contre la «surpopulation étrangère.» SJU

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Hommage rendu

Un siècle après, Jean-Christian Ledy tient à rendre hommage à son grand-père, André Lallemand, «ce héros méconnu», et à la presse «sans qui il aurait été exécuté». Zélé, le Français a même retrouvé une descendante de Marie Chavanne-Dufour, à Lausanne, qui avait lancé une pétition en faveur du réfractaire Lallemand. Un texte signé par 5000 personnes et remis au président de la Confédération en avril 1916. Ainsi, Jean-Christian Ledy a pu remercier «les descendants de cette grande dame qui a œuvré pour la justice et la liberté». SJU

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Une presse d’opinion très influente

L’affaire Lallemand révèle l’impact qu’ont pu avoir les journaux pendant la Première Guerre mondiale. Les explications de l’historienne Anne Philipona.

Quelle est l’importance médiatique des journaux pendant la Grande Guerre?

Anne Philipona: La presse est alors le principal média, alors que Radio Lausanne n’émettra qu’à partir de 1922. Au début du conflit, on trouve de nombreux journaux, souvent de simples «Feuilles» de quelques pages. Parmi les titres les plus connus, il y a la «Gazette de Lausanne» et le «Journal de Genève». Mais aussi, dans les cantons, «La Liberté», «La Gruyère», la «Feuille d’avis de Neuchâtel», «L’Impartial» ou encore le «Nouvelliste valaisan». D’autres titres, comme «Le Fribourgeois», ont disparu depuis lors. Dans la majorité des cas, il s’agit de journaux d’opinion, liés ou proches des partis politiques.

La presse est-elle contrôlée?

En Suisse, la liberté d’opinion est inscrite dans la Constitution depuis 1848. Durant le conflit mondial, elle est restreinte mais sans censure préventive. Ce sont surtout les brochures et tracts de propagande, et quelques petits journaux extrémistes, qui sont touchés. Le contrôle est effectué par le Département militaire fédéral. Il porte avant tout sur les informations touchant à l’armée. Les journaux publient souvent tels quels les communiqués de guerre des belligérants. Leurs commentaires sont en revanche francophiles ou germanophiles.

Les journaux romands sont favorables à la France?

La presse romande est clairement profrançaise. «La Liberté» se montre toutefois plus hésitante, en raison de sa situation géographique, mais aussi du fait qu’une importante communauté allemande gravite autour de l’Université et que plusieurs congrégations religieuses françaises sont réfugiées à Fribourg. C’est ainsi que les manifestations lors de la suppression de l’arrêt des trains d’internés français et belges en gare de Fribourg sont davantage relatées par la «Gazette de Lausanne» que par «La Liberté». Ce qui ne veut pas dire que le quotidien fribourgeois était germanophile.

Outre l’affaire Lallemand, la presse a eu à plusieurs occasions une influence durant le conflit. Par exemple?

Elle a joué un rôle dans l’«affaire des colonels» - von Wattenwyl et Egli - qui ont livré des informations aux armées autrichiennes et allemandes. Le général Ulrich Wille a d’abord essayé d’étouffer cet espionnage militaire, mais la presse francophone, répercutant la colère des Romands, a imposé un procès. Les deux colonels s’en sont finalement tirés avec 20 jours d’arrêt. Cette affaire a révélé le fossé entre Romands et Alémaniques.

La presse a aussi eu un impact dans l’affaire du syndicaliste Robert Grimm, envoyé en Russie officiellement pour préparer le retour des internés russes, mais officieusement chargé par le conseiller fédéral Arthur Hoffmann de négocier une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne, cela au profit des Allemands qui n’auraient alors plus eu qu’un front à défendre. Là, la pression de l’opinion publique et des journaux romands a été immédiate: Hoffmann a dû démissionner du jour au lendemain. Et c’est un Genevois, le président du Comité international de la Croix-Rouge Gustave Ador, qui l’a remplacé au gouvernement. Pascal Fleury

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