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Histoire vivante

Une neutralité à géométrie variable

Valeur identitaire idéalisée, la neutralité suisse s’adapte aux besoins de la politique et de l’économie

Contrôle du projectile d'une cartouche de fusil d'assaut à la fabrique d'armement RUAG, en 2002 à Thoune.

Pascal Fleury

Pascal Fleury

10 mars 2023 à 02:01

Politique » Depuis deux siècles, la Suisse est reconnue comme un Etat neutre par les grandes puissances. Ce statut, érigé en valeur identitaire, a revêtu diverses formes au gré des conflits, des alliances et des besoins de l’économie. Alors que les Chambres fédérales débattent d’une possible réexportation d’armes suisses en soutien à l’Ukraine, retour sur l’histoire de cette neutralité helvétique avec l’historien Matthieu Gillabert (photo ©stemutz.com), professeur au Département d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg.

Le parlement planche actuellement sur la question de la réexportation d’armes suisses, une option dont ne veut pas le Conseil fédéral. La Suisse n’a pas toujours été si regardante…

Matthieu Gillabert: La neutralité est un grand écran de fumée dans la discussion qu’on a en Suisse sur la politique étrangère, et cela déjà depuis le début du XXe siècle. On parle de neutralité, mais les enjeux, ce sont nos exportations, nos affaires économiques, nos alliances. En fait, la convention de La Haye de 1907, qui donne les règles de droit international sur la neutralité, est très peu contraignante. Elle permet même d’exporter des armes en temps de guerre. En Suisse, cette marge de manœuvre a été largement utilisée en fonction du contexte. Jusqu’au XXe siècle, la neutralité est une préoccupation plutôt marginale dans la politique étrangère. Puis on remarque des efforts croissants pour la rendre distincte, perpétuelle, par le développement d’un discours identitaire et humanitaire. L’armée joue aussi un rôle important comme garante de cette politique.

La latitude de la neutralité suisse est grande. Un exemple?

On peut évoquer l’adhésion de la Suisse à la Société des Nations (SDN). En 1920, la Suisse y entre en se déclarant pays neutre. En 1938, elle en ressort, toujours en invoquant sa neutralité. Pourquoi pareille volte-face? C’est qu’au lendemain de la Grande Guerre, le Conseil fédéral était favorable à faire partie de cette organisation qui promettait la paix, la sécurité collective et la stabilité dans le continent. Sa neutralité se voulait «différentielle»: elle lui permettait de ne pas prendre de sanctions militaires face à un Etat agresseur, mais uniquement des sanctions économiques. A l’approche de la Seconde Guerre mondiale, le contexte change. En 1937, l’Italie, sanctionnée après son invasion de l’Ethiopie, sort de la SDN. Les intérêts suisses en Italie étant importants, le Conseil fédéral en appelle à une neutralité «intégrale». Une sortie de la SDN lui évite de participer aux sanctions économiques contre l’Italie. C’est ainsi que notre pays a accepté un embargo d’armes vers l’Ethiopie, le pays agressé, mais a continué à faire du commerce avec l’agresseur!

Cet opportunisme s’observe aussi durant les deux guerres mondiales. La Suisse a-t-elle exporté beaucoup d’armes?

C’est même durant la Première Guerre mondiale que se développe rapidement une industrie d’exportation de munitions et de pièces détachées, alors que se renforce le discours humanitaire. Ce dernier sert à éviter la critique envers le profit des Etats neutres pendant le conflit. Si les tensions internes sont également vives, l’idée que la neutralité est une garantie de sécurité pour le pays sort renforcée de la guerre.

Et pendant la Seconde Guerre mondiale?

Il y a eu de claires entorses au droit de la neutralité. Très liée à l’économie allemande déjà avant le conflit, la Suisse a privilégié ce camp plutôt que l’autre, notamment par d’importants prêts aux puissances de l’Axe, pour qu’elles achètent des munitions à notre pays. Cette politique qui est restée aveugle au caractère génocidaire de cette guerre a été critiquée par les Alliés à la fin du conflit. Le début de la guerre froide a toutefois permis à la Suisse de se rapprocher rapidement du camp occidental.

La neutralité a tout de même eu du bon: elle a permis à notre pays d’échapper à la guerre…

C’est l’une des fonctions de la neutralité. Dans le discours officiel, la neutralité intégrale, adoptée en 1938, a garanti à la Suisse d’être préservée des dévastations de la guerre. Pour la population, elle prend dès lors une valeur quasi religieuse, une valeur identitaire très forte jusqu’à aujourd’hui. Mais elle devient aussi une valeur cardinale pour la politique étrangère. Ce discours va se prolonger durant toute la guerre froide, alors même que la Suisse se situe clairement au sein du bloc occidental. Les critiques d'une politique de neutralité très laxiste ne ressurgiront que dans les années 1970. Elles se cristalliseront lors de l'affaire des fonds en déshérence, dans les années 1990.

La Suisse a aussi été épinglée pour sa complicité avec le régime d’apartheid…

Le droit de la neutralité ne s’applique qu’en temps de guerre. Avec l’Afrique du Sud, c’est la politique de neutralité qui fait polémique. On observe une forme de duplicité du gouvernement suisse: officiellement, il condamne moralement le régime d’apartheid, plafonne en 1974 l’exportation des capitaux suisses, mais il refuse de prendre les sanctions préconisées internationalement pour préserver ses intérêts économiques. De nombreux Etats, dont les pays décolonisés, y ont vu un affaiblissement de la neutralité suisse.

Comment la Suisse, malgré toutes ces critiques, a-t-elle réussi à défendre sa neutralité et à rester crédible?

Depuis la reconnaissance de la neutralité suisse au congrès de Vienne en 1815, les Etats entourant la Suisse ont toujours eu intérêt à ce que cet espace alpin reste neutre, comme Etat tampon stable et site stratégique pour le transport de transit. Pour défendre sa neutralité face au reste de la planète, la Suisse a développé une diplomatie publique et d’information, de manière plus intense depuis 1945. Sa stratégie a été surtout de montrer que la neutralité n’était pas utile que pour elle, pour sa sécurité et son économie, mais aussi pour le monde entier, et qu’elle était pour ainsi dire dans l’ADN de la Suisse. Cela permet notamment de se distinguer d’autres pays, comme l'Autriche ou la Finlande, dont la neutralité est le produit de leur position géopolitique durant la guerre froide.

Qu’en est-il de la neutralité suisse aujourd’hui?

Alors qu’on parle beaucoup de questions juridiques et de la convention de La Haye, la neutralité est devenue une valeur identitaire en Suisse. Elle nous empêche finalement de réfléchir aux véritables enjeux de la politique extérieure. Comment la Suisse peut-elle rester neutre en cas d’agression, sachant que l’utilisation de la force est interdite par la Charte des Nations Unies? La neutralité n’est qu’un instrument parmi d’autres en mains d’un Etat neutre. Et elle ne doit pas masquer les principaux enjeux de politique extérieure. Les discussions à propos de la réexportation des armes, à Berne, ne masquent-elles pas des questions cruciales de notre politique extérieure suisse, par exemple celle de nos rapports avec l’Union européenne? La neutralité ne doit pas non plus masquer le fait que notre souveraineté n’est pas totale. Le gouvernement suisse a pris des sanctions contre la Russie, mais aurait-il pu faire autrement? La neutralité peut être utile, mais elle n’est jamais une fin en soi.

Radio: lu-ve: 13h30

TV: Salazar, le Portugal à quitte ou doubleDi: 20h55 Ma: 0h30

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