Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître? En Syrie comme en Irak, les autorités religieuses le redoutent sérieusement. «Notre cauchemar, c'est que se produise en Irak et en Syrie ce qui est arrivé en Turquie, où l'on ne peut pratiquement plus parler d'une présence chrétienne», a déclaré en janvier le patriarche Ignace Joseph III Younan. De passage à Rome, le chef de l'Eglise syro-catholique a dénoncé l'indifférence de l'Occident face au drame des chrétiens du Moyen-Orient.
Le mois dernier, Mgr Antoine Audo, président de Caritas Syrie, déplorait à son tour l'exode massif des chrétiens de Syrie. Depuis le début de la guerre, leur nombre dans le pays aurait baissé de près de 2 millions à 500'000, selon ses estimations. A Alep, les trois quarts des chrétiens - ils étaient 160'000 - auraient quitté la ville. Les trois cathédrales d’Alep ont été fortement endommagées.
Edifices religieux détruits
«Partout où les combattants du groupe Etat islamique plantent leurs drapeaux, les croix des églises sont retirées, les édifices religieux détruits ou incendiés, les minorités - chrétiens, chiites, yézidis, Chabaks, Turcomans - pourchassées ou massacrées. Ceux qui ne peuvent s’enfuir en abandonnant tout sur place se terrent dans leurs maisons, s’exposant à une mort quasi certaine», observe le journaliste Samuel Lieven, dans un ouvrage collectif* sur la condition des chrétiens dans le monde.
C’est ainsi qu’en août 2014, à la prise par les djihadistes de Daech de la ville chrétienne de Qaraqosh, près de Mossoul au nord de l’Irak, 45'000 personnes se sont retrouvées en une nuit sur les routes de l’exil, fuyant vers le Kurdistan irakien. Les retardataires n’ont eu que le choix entre se convertir ou payer l’impôt. Certains ont dû céder toutes leurs richesses, jusqu’à leurs bagues et leurs boucles d’oreille, pour avoir la vie sauve.
Un traumatisme terrible, même si les chrétiens exilés ont ensuite pu compter sur la protection des «peshmergas» kurdes. En 2015, Leila Sabria, qui s’était retrouvée à Mossoul face à un djihadiste la sommant de se convertir, témoigne: «Je lui ai répondu: je suis née chrétienne et je mourrai chrétienne. C’est ma foi qui m’a sauvée à ce moment-là, je me suis sentie forte. Les jours suivants ont été très difficiles. J’ai mesuré tout ce que j’ai quitté, ma nouvelle maison à Mossoul, tout...», raconte-t-elle, citée par Marc Fromager, directeur français de l’œuvre d’entraide Aide à l’Eglise en détresse.
Auteur d’un ouvrage** sur les chrétiens d’Orient, Marc Fromager souligne que dans cette région en pleine mutation, les chrétiens sont de plus en plus «les victimes collatérales» d’enjeux complexes: radicalisation de l’islam, lutte pour l’hégémonie régionale entre l’Arabie saoudite et l’Iran, appétits jamais assouvis de pétrole et gaz, course aux armements ou encore ingérences occidentales.
En fait, le reflux de la présence chrétienne au Moyen-Orient n’est pas nouveau. Il s’observe depuis la naissance de l’islam il y a 14 siècles et a connu des épisodes dramatiques comme le génocide des Arméniens en 1915. Les chrétiens ont été accusés de tous les maux, et même vus comme une «cinquième colonne» à la solde des Américains lorsque le président George W. Bush est parti en «croisade» contre l’Irak en 2003.
Ce qui est nouveau, c’est que la cassure semble désormais «irrémédiable», comme l’analyse l’historienne Françoise Briquel-Chatonnet***. Selon cette spécialiste des Eglises d’Orient, pour nombre de chrétiens de la région, un retour au passé est impossible, cela d’autant plus que leurs maisons ont été pillées par leurs anciens voisins. «Une cassure psychologique s’est produite, qui a rompu la convivialité.»
Rester? «Une vocation!»
«Aujourd’hui, pour un chrétien, rester en Irak ou en Syrie est devenu une vocation. Les Eglises incitent leurs fidèles à ne pas prendre le chemin de l’exil. Mais souvent, les prêtres eux-mêmes - comme le Père Jacques Mourad qui avait été enlevé - n’osent plus imposer ce calvaire à leurs paroissiens», commente Roberto Simona, responsable romand de l’Aide à l’Eglise en détresse.
Les chrétiens d’Orient sont-ils alors condamnés à disparaître? Leur diaspora reste importante, mais c’est du monde musulman que devra venir la solution, avec le développement de sociétés ouvertes et pluralistes. «La présence d’une diversité religieuse est très importante pour le développement de ces pays, souligne Roberto Simona. S’ils s’enferment dans une culture monoreligieuse, sans respect de l’autre, ils se condamnent à terme: ce sera la fin de leur prospérité.»
* «Le livre noir de la condition des chrétiens dans le monde», ouvrage collectif coordonné par Samuel Lieven, XO Editions, 2014.
** «Guerre, pétrole et radicalisme - Les chrétiens d’Orient pris en étau», Editions Salvator, 2015.
*** «Le massacre des chrétiens d’Orient», in «L’Histoire», Nº405, novembre 2014.
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Repères
Exode massif
> En Irak, avant 2003, les chrétiens étaient entre 800'000 et 1,2 million. En 2016, ils ne seraient plus que 300'000, la plupart s’étant exilés vers le Kurdistan irakien.
> En Syrie, avant le début du conflit en 2011, les chrétiens constituaient 10% de la population, soit environ 2 millions de fidèles. Ils ne seraient plus que 500'000 dans le pays aujourd’hui.
> Au Liban, la baisse de chrétiens a été de 30% en 25 ans. Ils seraient encore 1,5 million.
> En Israël, les chrétiens seraient 160'000, sans compter les immigrants. A Jérusalem, les chrétiens étaient encore 53% en 1922, aujourd’hui plus que 1,2%. En Palestine, ils ne forment plus que 1,5 à 2% de la population.
> En Iran, les chrétiens seraient 300'000, un chiffre à nouveau en hausse grâce aux conversions évangéliques.
> En Turquie, les chrétiens formaient un quart de la population il y a un siècle. Il n’en reste plus que 0,1%.
> L’Egypte compte la plus grande communauté chrétienne du Moyen-Orient, avec 9 millions de Coptes, selon une moyenne des sources. PFY
> Sources: estimations recoupées de la Banque mondiale, de l’Aide à l’Eglise en détresse et du Pew Research Forum.
«Rester en Syrie, pour donner un signe d’espoir»
Prêtre syro-catholique à Damas, le Père Amer Kassar est curé d’une paroisse à Qatana, à 27 km au sud-ouest de la capitale. Grièvement blessé lors de bombardements, il a tout de même décidé de rester. Contacté par téléphone, il témoigne de la souffrance des chrétiens en Syrie.
- Quelle est la situation actuelle des chrétiens en Syrie?
Père Amer Kassar: La situation est la même pour tous les citoyens syriens, qu’ils soient musulmans ou chrétiens. Nous souffrons du terrorisme et de la situation économique, devenue très difficile. A Damas, qui est sous le contrôle du gouvernement, les chrétiens sont aujourd’hui relativement épargnés, contrairement aux chrétiens de Palmyre ou d’autres villes et villages syriens, où ils ont été chassés par les terroristes. Dans notre localité de Qatana, la situation a été très dure pendant les trois premières années du conflit. Les rebelles se sont retirés mais ne sont pas loin...
- Existe-t-il encore des relations de bon voisinage entre chrétiens et musulmans, comme avant le conflit?
A Qatana, les chrétiens sont répartis entre une communauté catholique de 150 familles et une communauté orthodoxe de 900 familles. Les paroissiens, qui vivaient autrefois en paix avec leurs voisins musulmans sunnites, ont souvent choisi de rester, malgré la guerre. Mais la situation psychologique s’est dégradée. Les chrétiens se sentent toujours plus indésirables, ils doivent être très prudents dans leurs relations avec les musulmans, ils ont peur. Un prêtre orthodoxe a été tué à Qatana. On a réussi à maintenir le calme, à retenir nos jeunes, mais cela devient très difficile. Cet assassinat a été pour nous un message: si l’on ose tuer le pasteur, tous les chrétiens sont en danger.
- Quelle est la part d’exil dans votre communauté?
Entre 20 et 25%. L’émigration a démarré dès que la situation s’est calmée sur le terrain. De nombreuses familles sont parties pour le Canada, où l’immigration a été facilitée. Actuellement, avec la fermeture des frontières vers l’Europe, et la demande récente d’un visa par la Turquie, le mouvement d’exil a cessé. Le Canada a aussi bloqué l’immigration il y a deux mois. L’accord signé récemment entre l’Union européenne et la Turquie a été un grand choc pour nous. Pareil «contrat d’échange de migrants» nous semble inadmissible, alors que tout le monde sait que la Turquie laisse entrer les terroristes en Syrie. Pourtant, la population européenne n’a pas bougé. C’est désespérant!
- En tant que chrétien, vous sentez-vous abandonné par la communauté internationale?
Tout à fait! Nous sommes oubliés et abandonnés. Comme les chrétiens d’Irak avant nous. Les Européens parlent de droits de l’homme. Mais lorsque des villages chrétiens ont été détruits par le groupe Etat islamique, ils ont fermé les yeux. Comme prêtre, j’entends souvent des fidèles me demander ce que font les chrétiens d’Occident pour nous aider. Ils nous envoient de l’argent, mais cela ne suffit pas. C’est en fait l’opinion des gouvernements qu’il faudrait changer. On voit bien aujourd’hui, avec les attentats de Paris ou Bruxelles, que les terroristes, issus de nombreux pays, ne visent pas le régime syrien en particulier. Leur objectif, c’est de semer la peur partout où ils vont. Les Européens doivent comprendre que la menace les concerne autant que nous.
- Les chrétiens de Syrie soutiennent-ils toujours Bachar al-Assad?
Oui. S’ils soutiennent encore majoritairement Bachar al-Assad, c’est qu’aucune alternative viable n’existe, en tout cas pas dans l’opposition actuelle, avec Daech ou les Frères musulmans. Au moins, avec le régime d’al-Assad, on a une expérience. Mais personne ne demande l’avis du peuple. A noter que les Eglises ne donnent pas de mot d’ordre politique aux chrétiens syriens.
- Avez-vous encore l’espoir de rester sur place dans le futur?
Personnellement, j’ai décidé de rester à Damas. Même après avoir été grièvement blessé lors d’un bombardement le 21 août 2013 et avoir subi sept opérations pour pouvoir remarcher, je garde toujours espoir. C’est l’espoir du peuple syrien qui a une histoire de 7000 ans. L’espoir de revivre! On compte désormais sur une entente entre les Américains et les Russes pour rétablir la paix. En cas d’échec, ce sera la catastrophe. Comme prêtre chrétien, aussi, je me dois de rester. Pour donner un signe d’espoir. Je ne peux pas abandonner mes paroissiens. Si le prêtre part, l’espoir est perdu.