Chapitre 9 – Le Havre des Nomades
Le désert n’abrite que solitude et silence, mais parfois, il suffit de bien observer pour apercevoir dans le lointain, les contours d’un oasis dans les méandres d’un quelque part.
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Kimy Dieu
25 septembre 2023 à 14:00
Article en ligne – Nouvelle » Plus d’eau dans le puit. Avec amertume, il ravala sa salive en poussant un juron, avant de rejoindre sa monture qui patientait sous les éclats ardents d’un soleil à son zénith. Haletant, la bête montra aussi sa déception d’un faible hennissement, lorsqu’elle vit son propriétaire s’approcher d’elle, les mains vides, le pas traînant sur le sable d’or. Une fois cramponné, il jeta un dernier coup d’œil au puit, seul espoir qui avait faibli sur une étendue de chaleur et de solitude, comme un dernier oasis que l’on avait balayé d’un revers de main. Le désert n’offrait de répit à personne, pas même à ceux qui rampaient sur ses dunes aux lignes éternellement changeantes. Dans son impitoyable bonté, il happait lentement la vie de ceux qui s’accrochaient à celle-ci. « Lutter jusqu’à ce que mort s’ensuive », un dicton que prononçait les plus téméraires d’entre eux dans leur dernier soupir, une maxime qui leur donnait peut-être la force de poser un pas après l’autre, d’affronter encore un peu des crêtes infinies de sable, avant que ces dernières ne deviennent le tombeau de leur triste fin.
Foulant la poussière à dos de son cheval, il arpentait des routes que le vent sculptait jour après jour, nuit après nuit. Peu lui importait de se perdre, tant qu’il savait qu’un refuge attendait les mendiants du désert, tant qu’une main serait toujours tendue à ceux qui étaient fatigués d’errer sous les assauts du soleil et la clarté des étoiles. Oui, tant que le Havre des Nomades continuerait à narguer de ses quatre murs l’immensité du désert, à gésir sur les terres de Delta, il ne pourrait perdre son chemin. « Toutes les routes mènent au Havre », se disait-il, et comme une preuve à ses dires, il vit apparaître la coupole de verre, ainsi que ses hautes tours de craie se dresser sur le promontoire rocheux qu’il avait si souvent escaladé. Pressant un peu plus son allure, il redoutait déjà le moment où la colère, la peur et le désespoir se peindraient sur les visages de ceux qui attendaient de ses nouvelles. Peu réjouissantes, pour son plus grand déplaisir.
Descendant de sa monture et la laissant aux soins d’un palefrenier, il repoussa les lourdes portes du Havres des Nomades, avant d’être submergé par la magnificence de son architecture. D’aussi loin qu’il s’en rappelle, la beauté de ce lieu n’avait cessé de faire briller dans ces prunelles une lueur d’émerveillement ; le sol de marbre chantait d’un claquement à chacun de ses pas, tandis que la lumière du soleil, filtrée par la coupole de verre, pénétrait la pièce d’un doux éclat, l’inondant d’un bain de chaleur et de teintes se réverbérant sur les nombreux miroirs accrochés aux parois en pierre. Entre les murs du refuge, il pouvait entendre résonner les rires et les pleurs des voyageurs, auxquels se mêlaient les notes d’une guitare dont on pinçait les cordes ou encore d’une flûte animée par le souffle d’un tel. Rentrer au Havre, rentrer chez soi, revenir sur les traces de son enfance, combien de temps encore pourrait-il sentir le délicieux frémissement que lui provoquait chacun de ses « retours au bercail » ?
C’est alors qu’il le vit, accoudé contre la rambarde de l’escalier qui lui faisait face, un sourire se dessinant au coin de ses lèvres. Avec son air de défi qui lui seyait si bien, il devinait en lui l’impatience d’un ami qui n’attendait que les réponses d’un autre.
- Dis-moi que ta venue est synonyme de meilleures nouvelles, Léo, déclara-t-il d’un ton las.
- Je crains que le ciel ne s’obscurcisse un peu plus, mon ami. Libripolis est déjà sous la main des Landes ; le peuple se meurt sous les coups de Famine, se terre derrière les murs de leur maison qu’il pense être son refuge, tandis que l’armée du Bourreau de Rosefield ronge toujours plus de terrains, contraignant dans son sillage le monde à devenir les forçats d’un dieu que l’on veut oublier. J’entends déjà venir ta question, Corvus, il n’est plus qu’une question de temps, avant que le Havre ne finisse par perdre ses nomades.
Un long silence suivit ses propos, un silence marqué par l’écho d’une colère sourde. Avec le calme qui lui était habituel, Corvus considéra pensivement les explications de son ami, un air grave se peignant toutefois sur les traits de son visage.
- Viens faire un tour avec moi, déclara ce dernier. Et vois de tes propres yeux.
Ne lui laissant pas le temps de répliquer, Corvus s’engagea à travers un couloir dont la fin semblait aboutir sur une vaste salle. De celle-ci, Léo pouvait entendre gémir les plaintes des occupants, et dans son esprit, il imaginait déjà les grimaces de douleur qui ridaient leurs traits sous les tentatives désespérées des médecins éprouvés par la pénible de tâche de maintenir la flamme vitale de leurs patients. A mesure qu’ils se rapprochaient de cette salle, les lamentations devenaient cris, hurlements, seules expressions de personnes ayant autrefois existées et désormais devenues folles à lier. Leur détresse résonnait sur les murs du couloir, vibrait le long des colonnes qui s’élevaient vers un vertigineux plafond, avant de faiblir et de s’évanouir dans l’enceinte du Havre tout entier. A sa grande surprise, Corvus ne l’emmena pas dans la pièce où les malheurs du refuge semblaient couler, mais s’arrêta peu avant celle-ci, devant une porte d’où s’échappait un délicieux son de guitare valsant sous les notes d’une voix flûtée. Un son délicat qui paraissait faire une bien piètre barrière face aux complaintes que vomissait la salle si proche d’eux. Une berceuse pour panser, le temps d’un instant, les inquiétudes qui tiraillaient leur esprit, un calme durant une tempête.
En franchissant la porte, Léo et Corvus virent un salon occupé par un public désireux d’entendre encore un peu les refrains d’un guitariste à la figure encapuchonnée. Couchés sur les sofas, allongés sur des tapis, le regard béat et les yeux brillant d’une lueur enivrée, ses auditeurs ne manquaient pas de se languir de ses mots si bien harmonisés, de ses histoires si bien ficelées. A leur entrée, le musicien ne daigna pas leur jeter un regard et poursuivit son récital au rythme des pas des deux amis, qui continuaient leur marche à travers le salon, avant de le quitter en s’engouffrant dans un nouveau dédale de couloirs. Passant d’arche en arche, de colonne en colonne, Léo se demandait jusqu’où cette promenade prendrait fin, cependant, il n’eut besoin d’aller jusqu’au bout de son raisonnement, car Corvus semblait lui aussi lassé d’errer ainsi à travers les artères du Havre ; c’est ainsi que les deux hommes se retrouvèrent entre les murs d’un bureau, l’un regardant par la vitre le désert qui dévorait l’horizon, l’autre, assis, l’observant d’un regard soucieux.
- « Il n’est plus qu’une question de temps, avant que le Havre ne finisse par perdre ses nomades », as-tu dit. Mais, n’est-il pas déjà en train de les perdre, Léo ?
Se remémorant les hurlements de la salle des soins, ce dernier ne put réprimer sa colère et sa frustration qu’il manifesta d’un poing sur la table de bois, conscient de son impuissance face au mal qui avait mordu ces hommes et ces femmes.
- Depuis combien de temps Delta a-t-elle perdu sa couronne, sa déesse ?
- Une semaine. Une semaine qu’elle demeure immobile dans le marbre qui a enveloppé son être. Une semaine qu’elle est prisonnière de sa tour d’ivoire, à Libripolis. Une semaine que le désert a rongé et rongera la végétation de Delta, jusqu’à ce que le sable ensevelisse tous les espoirs d’une nation, dit Corvus d’un ton amer.
- Tandis que le monde s’engouffre derrière les murs du Havre des Nomades, espérant trouver en ce lieu un oasis dans la catastrophe vers laquelle il a sombré, compléta Léo.
- Même ici, personne n’est en sécurité. Rester à Libripolis et vivre sous le joug des Landes ou bien quitter la ville et être maudit par un dieu aux ambitions trop grandes. Le Havre ne désemplit pas, Léo, et malgré le mal qui les touchera un jour ou l’autre, nous ne pourrons tous les sauver.
- « L’herbe n’est pas plus verte ailleurs », cela, le peuple le sait, Corvus, mais c’est un jeu sur lequel il préfère parier, et nous, nous devons « panser les blessures. »
- Et « réparer les morceaux », dit Corvus d’un soupir. Bon sang ! Quand reviendra-t-elle de Gloria ? Et quand jouera-t-elle son joker ?
A ces mots, trois coups retentirent à la porte du bureau. Trois coups suivis de l’entrée de cette même figure encapuchonnée, porteuse d’espoir sous les cordes d’une guitare. Son voyage avait été long jusqu’au Havre des Nomades, le soleil avait halé sa peau et fait suer son corps, tandis que le sable, sous la valse infinie du vent, avait terminé de sculpter ses pieds avides de voyage. Peut-être que les choses auraient pris une autre tournure, s’il n’avait pas reçu la lettre d’une charmante tavernière. Enfin, l’histoire ne se refait pas, dit-on, et il serait dommage de la gâcher en hypothétisant au gré de notre curiosité.
- Aelna a ses projets, tandis que je poursuis les miens, déclara le musicien. Mais si nos objectifs coïncident, pourquoi ne pas lui prêter ma main ? « Des gaillards de confiance », m’a-t-elle dit. J’imagine que vous pouvez m’appeler Orion.
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