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Histoire vivante

La Suisse a évité de peu la guerre civile

En 1918, 100 000 soldats ont été mobilisés lors de la grève générale. Un traumatisme pour le pays

A Berne, le commandant du régiment 7 Roger de Diesbach, à cheval, annonce sa troupe au commandant de corps Eduard Wildbolz.

 Pascal Fleury

Pascal Fleury

23 mars 2018 à 02:01

Occupation de la Paradeplatz à Zurich par l’armée, le 9 novembre 1918. Un soldat est tué par balle lors de la grève locale qui précède la grande grève générale.
Occupation de la Paradeplatz à Zurich par l’armée, le 9 novembre 1918. Un soldat est tué par balle lors de la grève locale qui précède la grande grève générale.

Grande Guerre »  C’est l’une des plus graves crises politiques de la Suisse. Il y a cent ans, alors que le cauchemar de la Première Guerre mondiale touche à sa fin, notre pays s’enfonce dans de violentes luttes sociales, polarisées entre un camp bourgeois aisé et une classe ouvrière frappée par la pauvreté. Les conflits atteignent leur paroxysme en novembre 1918, lors de la grève générale nationale, suivie par 250 000 travailleurs. Le Conseil fédéral déploie 100 000 hommes pour ramener l’ordre dans les pôles urbains. On est au bord de la guerre civile…

Cette situation explosive, dans une Suisse pourtant épargnée par les bombes, découle d’une accumulation de tensions économiques, sociales et politiques. Dans le contexte de la guerre, un fossé profond s’est creusé au sein de la population. Du côté des riches, on trouve les industriels et les commerçants des secteurs des machines, de la métallurgie ou de la chimie. Ils réalisent des bénéfices très supérieurs à ceux d’avant-guerre, en particulier en livrant aux belligérants des munitions et pièces détachées à usage militaire. Les paysans font aussi partie des gagnants, échappant aux pénuries. Ils écoulent leur production à meilleur prix, en l’absence de concurrence étrangère. Les «barons du fromage» font leur beurre dans l’exportation. Un important marché noir profite en outre à toute une frange de profiteurs et contrebandiers.

Le peuple a faim

Les pauvres, ce sont surtout les familles d’employés et d’ouvriers qui, pendant les périodes de mobilisation, «vivent sur le seul salaire de l’épouse, inférieur à celui du mari», note l’historienne Anne-Françoise Praz (1). Le soldat ne touche aucune compensation salariale, si ce n’est une maigre allocation d’indigent. Le coût de la vie passe du simple au plus du double entre 1914 et 1918. Le ravitaillement devient toujours plus aléatoire. Et les mesures de rationnement, destinées à lutter contre les disparités d’approvisionnement, sont prises tardivement, en 1917 seulement pour la farine et le pain, en 1918 pour le lait et la viande.

«Les salaires n’ont évidemment pas suivi, si bien qu’on estime à 25-30% la diminution du revenu réel après trois ans de guerre», souligne le professeur François Walter (2). Les plus démunis souffrent de carences nutritionnelles. En 1918, 700 000 Suisses, soit un cinquième de la population, dépendent de la distribution de rations de pain et de lait à prix réduit.

«Dimanche rouge»

Face à pareilles inégalités, la classe ouvrière multiplie les manifestations et les grèves, qui sont réprimées par l’armée. Les affrontements atteignent un premier pic lors de l’occupation militaire de La Chaux-de-Fonds, à l’occasion du «dimanche rouge» du 3 septembre 1916. Attisée par la révolution d’Octobre en Russie, la gauche se radicalise.

En février 1918, elle constitue le comité d’Olten, à l’initiative de son leader Robert Grimm, membre du Conseil national. Ce brillant orateur avait organisé la conférence de Zimmerwald en 1915 en présence de Lénine. Avec son comité, il s’oppose au service civil que veut instituer le Conseil fédéral, puis, en avril, à l’augmentation du prix du lait qui doit passer de 32 à 40 centimes. La menace d’une grève générale permet d’aboutir à un compromis, mais la colère reste vive face à l’inflation constante et à la pénurie de biens de consommation. Fin septembre, ce sont les employés de banques de Zurich qui se mettent en grève pour obtenir une hausse de salaire et la reconnaissance de leur association.

Pour le général Ulrich Wille, il y a péril en la demeure. Aussitôt, il demande au Conseil fédéral la possibilité de déployer, à titre préventif, des brigades de cavalerie «non infestées par le bolchevisme», raconte l’historien Thomas Buomberger (3). Il craint en effet l’éventualité d’une véritable guerre civile qui viserait «l’existence du gouvernement et l’ordre constitutionnel et juridique». Berne hésite, mais cède finalement le 6 novembre sous la pression du Gouvernement zurichois et des milieux financiers. Le comité d’Olten vote alors une grève de 24 heures contre la «dictature des sabres».

Les 9 et 10 novembre, plus de 7000 manifestants se retrouvent à Zurich pour célébrer le premier anniversaire de la révolution d’Octobre. Sur la Fraumünsterplatz, la foule est dispersée d’une main de fer par un détachement du colonel divisionnaire Emil Sonderegger, qui deviendra plus tard l’un des chefs de file de l’extrême droite en Suisse. Les heurts se soldent par la mort d’un soldat et quatre blessés. Face à la détermination de l’Union ouvrière de Zurich, le comité d’Olten n’a plus d’autre choix que d’appeler à la grève générale. Près de 100 000 soldats sont aussitôt déployés à travers le pays.

La grève, qui débute le 11 novembre à minuit, est largement suivie dans les villes alémaniques, mais suscite moins d’engouement en Suisse romande, où les ouvriers francophiles ­préfèrent fêter l’armistice. A Genève, 10 000 ouvriers débrayent. Ailleurs, ce sont surtout les cheminots qui portent la grève jusque dans les campagnes. Dans l’Arc jurassien, les horlogers suivent le mouvement. A Fribourg, seules la brasserie du Cardinal et une fabrique de cartonnage de la Basse-Ville décrochent.

Ultimatum

Convoquée le 12 novembre, l’Assemblée fédérale refuse de négocier. Le lendemain, le président de la Confédération, Felix Calonder, adresse un ultimatum à Robert Grimm. Face à «l’inégalité des armes et des moyens», le comité d’Olten capitule 14 novembre. Le même après-midi, trois jeunes horlogers sont tués à Granges, lors d’affrontements avec l’armée. Ce seront les seules victimes de la grève générale, mis à part des cas de grippe espagnole (lire ci-dessous).

Lourdes conséquences

Si la guerre civile peut être évitée, l’événement va marquer durablement la politique intérieure, figeant les fronts pour de nombreuses années. Le Fribourgeois Jean-Marie Musy, futur conseiller fédéral (1920-1934), donne le ton dès décembre 1918 devant le Conseil national, parlant de «poison qui nous envahit»: «Il faudra bien finir par choisir entre la doctrine chrétienne et la formule révolutionnaire, c’est-à-dire entre le Christ et Lénine.»

La crainte d’une révolution bolchevique va en revanche rapidement amener le camp bourgeois à faire des concessions. En 1919 ont lieu la première élection au système proportionnel et l’introduction de la semaine des 48 heures. Il faudra cependant attendre 1944 pour qu’un socialiste, Ernst Nobs, entre au Conseil fédéral. Et 1948, pour que l’AVS entre en vigueur. «En 1918, la bataille fut brève, la victoire durable», commentera Robert Grimm. Il deviendra lui-même conseiller d’Etat socialiste bernois en 1938.

Anne-Françoise Praz, Un monde bascule - La Suisse de 1910 à 1919, Editions Eiselé, 1991.

François Walter, Histoire de la Suisse, Tome 4, Editions Alphil, 2010.

Thomas Buomberger, La grève générale, in 14/18 La Suisse et la Grande Guerre, Ed. Hier und Jetzt, 2014.


 

Ces héroïques soldats… morts de la grippe

La grippe espagnole, en 1918, a fait de nombreuses victimes militaires. Elles ont été honorées à des fins politiques.

«Nos unités étaient réduites par la grippe à l’état de squelettes. Dans les hôpitaux, des milliers d’hommes tremblaient de fièvre, et le nombre des morts augmentait chaque jour. Le pays entier était angoissé», consigne le lieutenant-colonel Roger de Diesbach dans Le Régiment de Fribourg à Berne (manuscrit de 1922). Le 8 novembre 1918, son régiment 7 est mobilisé à Berne pour surveiller le secteur de la gare, accompagner la Mission soviétique expulsée jusqu’à la frontière et fermer l’imprimerie de la Berner Tagwacht, l’organe socialiste. Comme l’explique Laurent Andrey dans un intéressant mémoire de licence (Fribourg, 2002), les opérations sont menées rondement, mais 40 hommes au moins, sur les 2000 du régiment, décèdent de la grippe, un «traumatisme» pour la population. Eloges funèbres, monuments aux morts et cérémonies de commémoration vont alors leur rendre hommage. Et finalement entretenir le mythe d’un combat héroïque triomphal contre la grève révolutionnaire. A en oublier que la gauche a aussi été touchée par la grippe espagnole… PFY


 

HISTOIRE VIVANTE

Radio: Ve: 13h30

TV: La grève générale de 1918 – La Suisse au bord de la guerre civile Di: 20h40 Lu: 23h15

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