La représentation de l’ancien dirigeant Joseph Staline a évolué avec l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir. Totalement négative il y a vingt ans, elle devient acceptable, notamment chez les jeunes Russes qui sont 70% à avoir une vision globalement positive du personnage. Les explications du sociologue Lev Goudkov, directeur du Centre Levada, une organisation non gouvernementale russe indépendante de recherches sociologiques et de sondages, dont le siège est à Moscou.
Comment a évolué la représentation de Staline en Russie?
Lev Goudkov: Il y a vingt ans, au moment de la perestroïka, Staline était une figure absolument négative. Il suscitait l’aversion. On le considérait comme responsable des crimes de la période soviétique: répressions de masse, goulag, erreurs tactiques pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais en arrivant au pouvoir, Poutine et son proche entourage ont enclenché une réhabilitation rampante de Staline. Vladimir Poutine disait: il ne faut pas tout noircir de l’histoire soviétique, ni de Staline. Il a des crimes de masse sur la conscience, mais on lui doit aussi la victoire dans la «grande guerre patriotique».
Au milieu des années 2000, la figure de Staline apparaissait de plus en plus souvent sur les écrans de télévision sous les traits du grand vainqueur. Les dirigeants russes ne niaient pas les répressions mais étaient réticents à en rejeter la responsabilité sur Staline. Progressivement, son image a été revalorisée. Et en 2012, il s’est retrouvé en tête du classement des figures historiques russes les plus importantes. La relation à Staline aujourd’hui est très ambiguë et contradictoire. De manière stable, 68% des Russes répondent qu’il est coupable de la mort de millions d’innocents. Et ils sont autant à considérer que, sans lui, il n’y aurait pas eu de victoire en 1945, pas de développement rapide du pays, qui s’est transformé en superpuissance.
Pourquoi Poutine a-t-il eu besoin de réhabiliter la figure de Staline?
Il avait besoin de légitimer son propre pouvoir à travers le passé glorieux du pays. L’objectif premier de Poutine est de se présenter dans le rôle de l’homme qui aura restauré la grandeur de la Russie. Toutefois, il reste prudent, il ne célèbre jamais publiquement Staline de manière univoque. Mais c’est Poutine le premier qui a déclaré que la Russie ne devait pas avoir honte de son histoire, qu’il fallait éduquer la jeunesse dans un esprit patriotique, en honorant ceux qui ont fait de la Russie une grande puissance, c’est-à-dire principalement Staline. Et le style de Poutine, sa manière de diriger le pays, s’inscrivent dans la lignée du leader soviétique: les pratiques, les stéréotypes, l’idéologie, les mythes de l’époque sont rétablis progressivement.
Quel écho cette réhabilitation par le haut rencontre-t-elle parmi les Russes?
Le problème, c’est que les gens ne sont pas en état de comprendre le passé. Ce qui provoque non seulement de la frustration, mais crée un traumatisme. D’où un refoulement du passé, une déréalisation. Les témoins vivants, ceux qui ont souffert des répressions et haïssent personnellement Staline, sont en train de mourir. Les jeunes, eux, ont une vision globalement positive du personnage, à 70% selon nos sondages! Mais c’est parce qu’ils ne savent plus qui il a été réellement. Ils ne savent rien de ses crimes, ils ne s’intéressent pas au goulag ni aux répressions, mais regardent des films sur la guerre qui le dépeignent comme un grand stratège et un vainqueur.
Staline est devenu un personnage historique qui appartient purement au passé, comme Ivan le Terrible. C’est une rupture puissante de la mémoire historique. Comme une nouvelle tache blanche à la place du passé soviétique. Joseph Staline devient un cliché ambulant, en uniforme de général, fumant sa pipe. Et la terreur est traitée à part. Il y a eu des horreurs, mais qui est coupable, pourquoi? On n’en parle pas!
Après avoir reconnu le fait des répressions, il aurait fallu soulever la question du caractère criminel du système soviétique. Mais ni la conscience de masse ni le pouvoir ne veulent se demander qui est coupable. Les stalinistes font tranquillement du négationnisme à la télévision en expliquant que les répressions, c’est un mensonge créé par la propagande occidentale.
Mais un monument aux répressions staliniennes sera bientôt érigé à Moscou…
C’est une manière très confortable pour le pouvoir de faire baisser la pression: on ne peut plus l’accuser de ne pas commémorer les victimes. Mais sans mise en contexte, sans débat public, sans un travail durable et profond sur l’appréhension du passé, l’érection de ce monument n’est pas un événement si important. © Libération
*****
Hommages sur la place Rouge
Chaque année, le 5 mars, les nostalgiques de Staline commémorent la mort du Père des peuples par une cérémonie sur la place Rouge. Ce printemps, pour les 62 ans de sa disparition, ils étaient plus de 150 à déposer des gerbes de fleurs sur sa tombe, derrière le mausolée de Lénine. La célébration, organisée par le Parti communiste, s’est déroulée en présence d’un parterre de personnalités, parmi lesquelles l’un des leaders du parti, Guennadi Ziouganov, et le chef des «Loups de la nuit», un groupe de motards qui prône le patriotisme et la fidélité au Kremlin. «C’est mon devoir de venir», a déclaré Nadejda Ivanovna à l’AFP. Agée d’une quarantaine d’années, cette femme qui n’a jamais connu l’URSS de Staline vient depuis près de dix ans déposer des fleurs au pied du buste de l’homme fort soviétique. Comme plus de la moitié des Russes, elle estime que Joseph Staline a joué un rôle «positif» dans l’histoire de la Russie. Les effigies de Staline sont ressorties également chaque 21 décembre, pour marquer sa naissance, et le 7 novembre, jour anniversaire de la Révolution bolchevique.
Pour ses partisans, Staline était «un dirigeant sage qui a mené l’URSS à la puissance et à la prospérité». Sa politique agricole brutale, avec 7 millions de personnes mortes de faim, est oubliée. Comme les «grandes purges» politiques, qui ont fait 720 000 morts et 1,8 million de prisonniers dans les camps du goulag. Ce que les nostalgiques retiennent, c’est toutefois que Staline a sauvé le monde de l’Allemagne nazie. Un mérite qui, pour eux, vaudrait à Volgograd de retrouver son nom de Stalingrad, en souvenir de l’une des batailles les plus violentes de la Seconde Guerre mondiale. La ville avait été renommée Volgograd en 1961, dans le cadre de la déstalinisation. PFY
*****
Du «monstre» au «héros national» russe
Pascal Fleury
La réhabilitation de Joseph Staline, après la dénonciation de ses crimes et de son culte de la personnalité par son successeur Nikita Khrouchtchev, s’est opérée par vagues successives et de manière plutôt opportuniste. Si les musées à sa gloire ont été liquidés après sa mort - sauf celui de sa maison natale de Gori en Géorgie -, et que sa dépouille a été retirée du mausolée de Lénine en 1961, le Père des peuples a commencé à reprendre des couleurs sous le règne de Leonid Brejnev.
«On assiste alors à une tentative sournoise de réhabilitation rampante de Staline», observe l’historien français Jean-Jacques Marie, dans l’un de ses derniers ouvrages sur l’Union soviétique*. Il s’agit d’abord d’un simple gel de la déstalinisation. Brejnev et son entourage, inquiets du bouillonnement démocratique et révolutionnaire qui emporte la Tchécoslovaquie en 1968 et trouve certains échos en URSS, veulent restaurer la figure de Staline comme «symbole de l’autorité de l’Etat et de la discipline». La nomenklatura en profite, obtenant une totale sécurité pour ses membres. Ce qui n’est pas sans inquiéter les intellectuels soviétiques et les survivants des purges sanglantes du despote.
Lors de la chute de l’URSS, en 1991, tant la statue que la stature de Staline sont soumises à un «déboulonnage». Toute l’horreur du «monstre» réapparaît au grand jour. Mais la dislocation de l’Union soviétique, avec l’appauvrissement brutal de millions de gens et le pillage des entreprises d’Etat lors des privatisations menées sous Boris Eltsine, va susciter «une nostalgie sociale de l’époque soviétique, souvent liée au nom de Staline, où les salaires étaient payés régulièrement et où le chômage n’existait pas», explique l’historien.
Staline prend alors la figure du patriote russe qui a repoussé l’envahisseur allemand et défié les Etats-Unis en Allemagne et en Corée. Un sondage, à la veille de l’an 2000, révèle que seuls 25% des Russes estiment que Staline a fait «plus de mal que de bien» ou «seulement du mal».
Dès lors, les partisans de Staline modèlent son image de chef de guerre et de chef d’Etat. Pour nombre de Russes désabusés, le maréchal devient ce «héros national qui a forgé la plus grande puissance du monde». Une image rassurante, source de fierté, qui va s’imposer toujours plus sous la présidence de Vladimir Poutine. Promouvant la «Grande Russie», le patron du Kremlin l’exploite habilement, allant jusqu’à revaloriser l’Eglise orthodoxe, «un maillon fort de ce processus», comme le note Jean-Jacques Marie. Sous Poutine, l’Eglise récupère d’ailleurs une partie importante de ses richesses et de sa place dans la société.
Symbole d’une Russie puissante et victorieuse, Staline devient finalement une arme de propagande intérieure, un mythe dont l’évocation permet à Poutine de masquer les faiblesses de son régime. Staline n’est plus qu’un «masque de parade», souligne l’historien. Un «monstre» qui ne fait plus peur...
* «Staline - Mensonges et mirages», Jean-Jacques Marie, Editions Autrement, 2013.
*****
Staline contre Trotski
A écouter les nostalgiques de Staline, le Père des peuples aurait sauvé la Russie d’un complot judéo-maçonnique visant à la conquérir et à la disloquer avec l’aide de son «perfide agent Léon Trotski, infiltré en URSS». La réalité est autrement plus complexe, comme le montre le documentaire TV «Staline-Trotski, le tsar et le prophète». C’est que tout opposait le fils de savetier géorgien au juif cosmopolite, le rustre taciturne à l’intellectuel bavard, le calculateur méthodique à l’homme enthousiaste, le nationaliste rationnel au théoricien mondialiste... Sous l’apparence d’une lutte idéologique, les deux rivaux n’ont reculé devant rien pour asseoir leur soif de dictature absolue. Une lutte «fratricide» qui a fini par l’assassinat de Trotski. A voir ce dimanche sur RTS 2. PFY