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Histoire vivante

«On veut rationaliser toute la société»

Histoire vivante • Imaginée comme un mouvement d’émancipation, la révolution numérique s’est muée en un «technopouvoir» emmené par des grands groupes. Résultat: rationalisation et contrôle social.


Propos recueillis par  JEAN-CHRISTOPHE FÉRAUD

Propos recueillis par JEAN-CHRISTOPHE FÉRAUD

26 mai 2015 à 21:01

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Loin des utopies de départ, le monde merveilleux du numérique tend à imposer une rationalisation de notre vie quotidienne, sociale ou personnelle. Ecrivain et philosophe, Eric Sadin analyse les changements induits par la numérisation de notre monde. Il vient de publier «La Vie algorithmique - Critique de la raison numérique» (Ed. l’Echappée). Une charge contre le «technopouvoir» emmené par les Google, Apple, Facebook et autres Amazon, qui capte tous nos faits et gestes via nos smartphones et objets connectés. Une marchandisation de nos existences au nom d’un «Big Data» orwellien, infaillible et tout-puissant? Entretien.

Dans «La Vie algorithmique», vous décrivez un homme assisté dans toutes ses actions par une intelligence nichée dans les smartphones, les écrans, les murs de la maison. Prochaine étape de la révolution numérique?

Eric Sadin: La généralisation d’internet, à la fin du XXe siècle, a institué «l’âge de l’accès», soit la possibilité de consulter, à distance, un volume infini d’informations numérisées. Ce phénomène se poursuit, mais il ne constitue plus aujourd’hui le fait technologique majeur. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de l’histoire de la numérisation, qui voit une prolifération de capteurs et d’objets connectés enregistrer la plupart de nos faits et gestes. C’est notre smartphone, qui nous géolocalise; la montre connectée d’Apple, qui enregistre nos constantes; la balance transformée en coach numérique ou les fourchettes, qui analysent notre alimentation…

Quels sont les résultats de ce nouveau «contrôle permanent»?

Le résultat, c’est que nous ne cessons de disséminer des flux de données qui sont traitées par des algorithmes de plus en plus sophistiqués, chargés de nous suggérer des offres et services personnalisés. Cette «intelligence de la technique» entend optimiser, fluidifier et sécuriser notre quotidien individuel et collectif.

Vous parlez d’une «extrême rationalisation» des sociétés par le numérique…

Ce projet est inscrit dès l’origine de l’informatique. Il s’agissait, d’abord, de répondre à une ambition d’efficacité administrative rendue possible par l’invention de cartes perforées. Ensuite, l’informatique naissante a répondu à un usage militaire. Cette histoire a été refoulée, à partir des années 70, par l’émergence d’une utopie qui a inspiré la dynamique de la Silicon Valley, envisageant l’informatique comme une formidable occasion historique d’émancipation. Ce mythe a accompagné l’essor d’internet au milieu des années 90. Mais le projet numérique confirme sa vocation initiale à rationaliser l’ensemble des secteurs de la société. On est loin de l’utopie.

Vous évoquez un «technopouvoir» qui influe sur nos comportements et la nature de nos sociétés.

Ce que je nomme «technopouvoir», ce sont les entreprises des technologies numériques et du traitement des données, dont les innovations contribuent à déterminer la forme de nos sociétés, autant qu’une large part de la cognition et de l’activité humaine. Les Google, Apple, Facebook, Amazon…

Le numérique, c’est d’abord et surtout un secteur économique?

Oui, mais le monde numérico-industriel s’est arrogé un pouvoir de par sa capacité à interférer sur nos actions. Or, ce qui caractérise ces productions, c’est qu’elles autorisent une maîtrise en temps réel du cours des choses. Ambition aujourd’hui massivement à l’œuvre dans le commerce, le marketing, l’organisation industrielle et des lieux de travail, l’aménagement des villes et de l’habitat, le rapport aux autres et à son propre corps.

Vous dénoncez aussi la marchandisation de l’existence opérée par l’économie numérique…

Le modèle majoritaire dans l’innovation numérique consiste à transformer les données en services à l’attention de toutes les séquences du quotidien. Dimension particulièrement emblématique dans les applications de santé par exemple dont l’usage va être considérablement favorisé par le port des montres et autres bracelets connectés, qui mesurent, en continu, les flux physiologiques et suggèrent des offres et services personnalisés via des applications chargées d’assurer notre plus grand «bien-être».

Le business est-il le seul ressort de tous ces développements?

Sous couvert de «libération» démocratique des données, ce qui est nommé «open data» ne vise, in fine, qu’à transformer des informations en services et applications marchandes visant à monétiser nos vies. Tout comme cet «enjolivement rhétorique» qu’est la notion d’«économie du partage».

Faut-il avoir peur que ces «océans de données» nourrissent une intelligence artificielle qui prendra un jour les commandes?

On sait l’ambition de Google dans ce domaine. L’intelligence artificielle permet déjà de déléguer nombre de nos décisions à des systèmes automatisés. C’est le cas dans la finance avec le trading algorithmique. Ce sera le cas avec les voitures sans chauffeur. Mais de façon moins spectaculaire, c’est déjà le cas au quotidien: l’«algorithmisation» de la vie, c’est aussi être orienté par des «systèmes intelligents» vers des actes d’achats sous couvert d’applications cool et ludiques. © Libération

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Trop de complaisance du monde politique

Les usages de ces immenses banques de données numériques (big data) sont sans limites, comment les encadrer quand la technique va bien plus vite que la loi?

Eric Sadin: La complaisance des politiques à l’égard du technopouvoir est problématique. Ils se soumettent aux diktats des géants d’internet en se rendant à l’argument de la création de richesse et d’emplois. Il est impératif que le pouvoir politique reprenne l’initiative, affirme certaines exigences fondamentales et les maintienne dans le droit. Car ce sont nos valeurs démocratiques les plus élémentaires qui sont minées: le respect de l’intégrité de la personne humaine, celui des biens communs, la libre décision par la délibération et le choix consenti des individus.

On assiste à l’émergence de mouvements technophobes. Croyez-vous à une révolte contre cette nouvelle «classe dominante des ingénieurs»?

L’esprit majoritaire qui caractérise la «classe des ingénieurs» ignore, délibérément, les conséquences sociétales et éthiques de ses actes. Pis encore, «l’esprit Silicon Valley», qui est devenu la norme, consiste à affirmer que les ingénieurs agissent pour «notre bien» et celui de l’humanité, présente et future. Il est impératif d’ériger des contre-pouvoirs capables de contenir la puissance du technopouvoir. C’est un enjeu politique et citoyen majeur de notre temps. JCF

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Eclairage

Quand la montre connectée entre en classe…

A l’Ecole de commerce Aimée-Stitelmann, près de Genève, un surveillant a repéré pendant un examen qu’un élève planchait plus avec sa montre qu’avec son stylo. «Il tentait de se connecter à internet», rapportait début mai le directeur de l’école à «La Tribune de Genève». Ce fait divers a relancé le débat sur le règlement des écoles vis-à-vis des objets connectés. En Suisse, des discussions sont en cours sur une possible interdiction des montres pendant les tests, comme c’est déjà le cas dans des universités britanniques ou, en 2013, dans une fac belge. A Genève, l’élève pris les yeux sur le net a écopé d’un 1, note la plus mauvaise, le règlement de l’établissement stipulant qu’il est défendu de «porter un élément susceptible de se connecter à internet».

En France, au bac, les montres connectées ne sont pas autorisées, tout comme le fait de garder son téléphone portable sur soi pendant l’épreuve - il doit être placé dans un sac plastique en début d’examen. En 2018, les calculatrices programmables sans «mode examen» seront également défendues.

Au Ministère de l’éducation, à Paris, on assure que l’interdiction des montres tout court n’est pas envisagée. Car les chiffres, indique une porte-parole, sont peu éloquents: parmi les 385 fraudes sanctionnées en 2014 au bac, 30% des cas impliquent l’utilisation d’un appareil type portable, calculatrice ou autre. Selon le ministère, «l’utilisation d’objets connectés est réellement minime, celle des portables est bien plus importante».

Pour dissuader les fraudeurs, le ministère affirme utiliser des détecteurs d’ondes qui permettraient de repérer un portable allumé, sans donner plus d’indications sur leur nombre ou le modèle. «L’école est déconnectée de la réalité», réagissait sur son blog Laurent Dubois, chargé d’enseignement à l’Université de Genève, au sujet de l’interdiction des montres connectées lors des examens suisses. «La technologie évoluant, nous aurons bientôt affaire à des habits connectés! Verra-t-on nos bacheliers effectuer leurs examens à poil? Peut-être serait-il plus sage de faire comme au Danemark, autoriser l’accès à internet durant les examens.»

Emilie Brouze La Libre Belgique

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