Brexit » Bien sûr, le référendum du 23 juin prochain sur l’éventuelle sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne n’a rien à voir avec l’invasion de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant il y a tout juste 950 ans. Ni avec l’abandon du siège d’Orléans par les Anglais face à la charismatique Jeanne d’Arc, lors de la guerre de Cent Ans. Et encore moins avec la cuisante défaite britannique face aux treize colonies et à la France lors de la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Les ressentiments actuels des insulaires anti-européens s’enracinent pourtant profondément dans l’histoire conflictuelle qui mine depuis des siècles les relations entre les îles Britanniques et le continent. Les explications de l’historien et angliciste français Bernard Cottret, professeur émérite de civilisation britannique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et auteur de plusieurs ouvrages* sur l’Angleterre.
Comment expliquez-vous cette éternelle méfiance, voire défiance, du Royaume-Uni vis-à-vis du continent?
Bernard Cottret: Par son caractère insulaire. L’utilisation du terme «continent» pour caractériser le reste de l’Europe est d’ailleurs éclairante. Mais aussi par le fait qu’à l’intérieur de cette «insularité», on a des identités qui restent clairement distinctes – anglaise, galloise, écossaise, nordirlandaise – en dépit même de leur intégration politique dans un ensemble, le Royaume-Uni.
En quoi cette «insularité» pose-t-elle problème?
L’une des critiques les plus fondamentales que les Britanniques adressent à l’Union européenne, c’est qu’elle ne prend pas en compte cette complexité historique. Or les Britanniques sont très sensibles à cette dimension-là. Leur île est constituée de plusieurs nations, comme on le voit actuellement dans le cadre de l’Euro de football. Alors que la France ou l’immense Russie n’ont qu’une équipe en compétition, l’Angleterre, le pays de Galles et l’Irlande du Nord alignent chacune ses joueurs. Quant aux supporters anglais, ils arborent fièrement leur drapeau blanc à croix rouge de saint Georges et non pas l’«Union Jack» du Royaume-Uni. Historiquement, il y a toujours eu des tensions et autrefois même des guerres entre ces nations.
Cette réalité multiple n’est-elle pas qu’un reliquat du passé?
C’est au contraire quelque chose qui s’accentue. On a en Grande-Bretagne un retour du sentiment patriotique, non seulement écossais, mais aussi anglais. Cela s’explique par une construction européenne qui se fait sur un modèle totalement étranger à la réalité de la diversité britannique. Ce modèle bruxellois est pour moi une sorte de transposition du Saint Empire romain germanique! L’empire de Charles Quint avait une grande cohérence au début du XVIe siècle. Mais il a éclaté aux Temps modernes.
Un Brexit menacerait-il d’éclatement l’espace britannique?
Il est évident que la question européenne aurauneincidencedirectesurleRoyaume-Uni lui-même. C’est une question fondamentale pour les Britanniques: savoir si l’Ecosse et l’Angleterre vont continuer d’appartenir à la même entité politique en cas de Brexit. En 2014, les Ecossais ont refusé l’indépendance, mais on peut imaginer qu’ils disent «oui» lors d’un autre référendum, afin de pouvoir rester dans l’Union européenne. Contrairement à ce qu’ont écrit certains commentateurs à l’époque, l’Ecosse n’est pas «une province de l’Angleterre»! De facto, Westminster reste la capitale politique. Mais une décentralisation, la dévolution, a été voulue par le premier ministre Tony Blair il y a vingt ans. Elle a été décisive, avec la création de deux Parlements à Edimbourg en Ecosse et à Stormont en Irlande du Nord ainsi que d’une Assemblée nationale à Cardiff au pays de Galles. On n’avait rien vu des comparable depuis le XVIII e siècle.
Vu sous l’angle historique, quels sont les points de discorde majeurs entre le Royaume-Uni et l’Union européenne?
L’un des points d’achoppement majeur, c’est la question du droit, qui s’enracine profondément dans l’histoire. Les Anglais sont très fiers de leur droit. Ils ne supportent pas de devoir en permanence aligner leurs traditions juridiques sur le droit communautaire. Cette volonté de souveraineté a été clairement proclamée par le premier ministre David Cameron. Les Britanniques veulent conserver un droit qui ressemble à leur histoire.
David Cameron ne joue-t-il pas avec le feu en organisant ce référendum tout en plaidant pour un maintien dans l’UE?
Cameron utilise ce biais pour faire pression sur l’Union européenne. C’est évidemment risqué. D’autant que cette ambiguïté a aussi divisé son Parti conservateur. A mon avis cependant, ce référendum, quel que soit son résultat, est bénéfique pour l’Europe. Car il permet de relancer le débat sur l’avenir de l’Union européenne, alors qu’on se trouvait dans une espèce de paresse intellectuelle. On a vu la calamité de la crise grecque. On a vu aussi les limites de la politique d’immigration d’Angela Merkel, avec des pays comme la Pologne ou la Hongrie qui se sont vu imposer de gros contingents de migrants par l’Allemagne. David Cameron, lui, pose les bonnes questions. Il importe d’y répondre si l’on ne veut pas foncer droit dans le mur. A l’avenir, ce qui se passe en Angleterre pourrait même ouvrir une voie à la Suisse...
* Histoire de l’Angleterre. De Guillaume le Conquérant à nos jours , Éd. Tallandier, 2011.
La Révolution anglaise. Une rébellion britannique, 1603–1660, Éd. Perrin, 2015.
Ces reines qui ont fait l’Angleterre , Éd. Tallandier, 2016.
Une situation conflictuelle plus que millénaire
Depuis la conquête de l’Angleterre au XIe siècle, les conflits n’ont cessé de miner les relations entre les îles Britanniques et le continent. Le point culminant de ces éternelles disputes a été la guerre de Cent Ans (1337–1453), le roi d’Angleterre revendiquant la couronne de France. Les Anglais, qui guerroyaient souvent contre les Gallois et les Ecossais, étaient redoutables sur le plan militaire, avec des archers dominant la bataille d’Azincourt (1415) et une artillerie très développée, alors que les Français sacrifiaient encore leurs chevaliers au front. «Si les Anglais ont perdu la guerre, c’est vraisemblablement pour des raisons de poids démographique», explique Bernard Cottret.
A partir de la période élisabéthaine, l’Angleterre se tourne vers l’ouest, d’abord vers l’Irlande puis vers l’Amérique. A la paix d’Utrecht, en 1713, elle s’affirme comme une puissance coloniale majeure. Le rapport de force change avec l’Europe, le conflit occupant désormais davantage le terrain économique. Mais la Grande-Bretagne mène aussi plusieurs coalitions sur le continent pour s’opposer aux velléités d’expansion française. Avec Voltaire et Montesquieu naît peu à peu un sentiment anglophile en Europe. «L’Angleterre devient le pays de la modernité qu’il faut imiter. Une attitude facilitée par la présence de protestants dans les élites françaises, comme le ministre François Guizot», précise l’historien. Une entente cordiale est ménagée avec la France, mais la fibre allemande reste grande dans l’aristocratie britannique, la reine Victoria parlant elle-même l’allemand dans l’intimité avec son époux Albert de Saxe-Cobourg. Pendant la Grande Guerre, le vent tourne: les Saxe-Cobourg doivent se renommer Windsor et leurs cousins Battenberg deviennent Mountbatten.
En 1946, Winston Churchill plaide pour la réconciliation au travers d’une union commerciale (l’ancêtre de l’Union européenne). Mais par deux fois, la France met son veto. Le Royaume-Uni n’entre qu’en 1973 dans le marché commun. Depuis lors, il multiplie les régimes d’exception. PFY
En dates
1066
A la bataille d’Hastings, le duc de Normandie Guillaume le Conquérant gagne le trône d’Angleterre.
L’île devient «européenne».
1429
Orléans assiégée est sauvée des Anglais par Jeanne d’Arc.
Le cours de la guerre de Cent Ans est renversé.
1783
Les Britanniques s’inclinent au Traité de Paris.
L’indépendance des Etats-Unis est reconnue.
1973
Le Royaume-Uni accède à la CEE, la Communauté économique européenne. PFY