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Histoire vivante

Les grosses lacunes de la dénazification

Allemagne • Après 1945, la mise à l’écart des anciens nazis a vite été stoppée. Nombre d’entre eux se sont réinsérés avec succès. Aujourd’hui, l’ouverture des archives publiques permet d’appréhender l’ampleur du phénomène.

Pour avoir livré l’organisateur de la solution finale Adolf Eichmann aux Israéliens, Fritz Bauer est accusé de haute trahison. Il est ici incarné par Burghart Klaußner dans le film «Fritz Bauer, un héro allemand».Martin Valentin Menke/zero one film GmbH / Martin Valentin Menke

Thomas Schnee, Berlin

Thomas Schnee, Berlin

10 décembre 2015 à 01:22

  • Thomas Kläber/TRIALON / Thomas Kläber

«Dès que je sors de mon bureau, j’entre en territoire ennemi», expliquait dans les années 1950 le procureur général du Land de Hesse Fritz Bauer, pour décrire l’ambiance étouffante du monde judiciaire allemand d’alors, à peine dénazifié.

D’origine juive, arrêté par la Gestapo et exclu de la fonction publique en 1933, M. Bauer parvenait à fuir en Suède au côté de Willy Brandt. A son retour, en 1949, ce courageux juriste juif reprenait sa carrière, plus remonté que jamais. Comme le montre bien le film «Fritz Bauer, un héros allemand», qui arrivera le 13 avril prochain dans nos salles de cinéma, c’est grâce à son opiniâtreté que le deuxième procès des officiers et kapos d’Auschwitz a pu avoir lieu en 1963.

La trace d’Adolf Eichmann

Surtout, c’est lui qui a retrouvé la trace de l’organisateur de la solution finale, le SS-Obersturmbannführer Adolf Eichmann, employé dans une usine Daimler-Benz en Argentine. Dans l’affaire Eichmann, Fritz Bauer a préféré livrer ses informations aux services secrets israéliens plutôt qu’allemands, craignant que ceux-ci ne préviennent Eichmann de ses recherches.

Cet épisode connu rappelle bien sûr que la dénazification en Allemagne a eu de grosses lacunes. Mais on ne savait pas toujours à quel point. Le résultat des recherches de plus en plus fréquemment commandées par les ministères et administrations allemandes au cours de la dernière décennie révèle aujourd’hui que Fritz Bauer avait de très bonnes raisons de se méfier.

En novembre dernier, les historiens Frank Bösch et Andreas Wirsching, codirecteurs de la commission historique chargée de faire la lumière sur le passé nazi du Ministère fédéral de l’intérieur, ont présenté le bilan intermédiaire de leur travail. En pleine «époque Bauer», c’est-à-dire au milieu des années 1950, 66% des directeurs de départements ministériels étaient d’anciens membres du parti national-socialiste, le NSDAP, et 45%, également d’anciens membres de la SA, les «chemises brunes» de la Sturmabteilung.

Anciens nazis à la police

Du côté de la police criminelle fédérale (BKA), on sait depuis un rapport de 2011 que 33 de ses 47 cadres dirigeants de l’après-guerre étaient d’anciens SS. Comme par exemple Paul Dickopf, sous-lieutenant affecté au SD, le service secret de la SS. Bon ami du banquier suisse d’extrême droite François Genoud, celui-ci devient patron du BKA en 1965 et même patron d’Interpol en 1970. Et à sa mort en 1973, c’est le futur ministre des Affaires étrangères d’Helmut Kohl, Hans-Dietrich Genscher, lui-même affecté à la Waffen-SS en 1945, qui prononce son éloge funèbre en affirmant que Dickopf «a été un exemple pour toute la police allemande»!

Aux services secrets extérieurs (BND), la situation est similaire. Les recherches historiques permettent même de découvrir l’histoire de la formation d’un réseau d’anciens nazis qui ont cru, un temps, que la restauration du Reich serait possible. Ce qui est sûr, c’est que tout ce petit monde a marché main dans la main. Au Ministère des affaires étrangères où, à la défaite, 573 cadres sur 706 sont d’anciens membres du NSDAP et 70, d’anciens membres de la SS, la «cellule de protection juridique» chargée de suivre les cas des prisonniers de guerre allemands emprisonnés à l’étranger fonctionne plutôt comme un «centre d’alerte». Elle prévient les nazis en fuite, le «boucher de Lyon» Klaus Barbie par exemple, des actions lancées à leur encontre.

«Ce n’est qu’en connaissant notre passé que nous pouvons comprendre la situation actuelle et que nous sommes capables de préparer l’avenir de manière responsable», expliquait doctement le ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière lors de la présentation des recherches concernant sa «maison». 75 ans après la chute du régime nazi, c’est enfin cette logique qui prédomine au sein du monde politique allemand.

«Ces dernières années, la pression politique des journalistes, des historiens et d’une opinion publique critique a conduit à une large initiative de recherche sur la situation du gouvernement fédéral vis-à-vis du passé nazi», explique le député fédéral Jan Korte (Die Linke), très engagé sur la question. Il rend hommage au rôle pionner joué par l’ancien ministre des Affaires étrangères écologiste Joschka Fischer qui, en 2004, a été le premier à franchir le pas et à ouvrir les archives de son ministère aux historiens.

«Le temps des réactions agressives, des gifles et de l’indignation publique est passé. Il a été remplacé par une douce léthargie. Il faut dire qu’il n’y a presque plus de coupables en vie. Le fait que le gouvernement se penche sur son passé ne lui pose donc plus beaucoup de problèmes… Etonnamment, il semble que certains aient encore très peur de ce que l’on pourrait découvrir. Prenez le cas de la Chancellerie fédérale, on dirait qu’il y a encore beaucoup en jeu, notamment pour le camp conservateur», souligne Jan Korte.

Pas de commission historique

Malgré les demandes répétées, la Chancellerie de Mme Merkel, qui contrôle notamment tous les services secrets, refuse toujours de créer une commission historique sur son passé. Au-delà d’éventuelles découvertes de sordides compromissions, il n’est pas exclu que certains politiques n’aient aucune envie de devoir réécrire l’histoire de la miraculeuse reconstruction allemande ou du mythique chancelier Konrad Adenauer.

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Pas plus de 2% de «vrais» condamnés

C’est la loi N°1 du Conseil de contrôle allié «sur l’abrogation du droit nazi» qui lance, en septembre 1945, le processus de dénazification de la société allemande. «Les alliés se sont accordés sur un questionnaire de dénazification que des millions d’Allemands devaient remplir pour obtenir une «décharge». Sans celle-ci, il leur était impossible de retrouver un emploi», explique Bernd von Kostka, commissaire de l’exposition que présente actuellement le Musée des Alliés de Berlin sur la dénazification dans les quatre zones d’occupation.

Alors que les procès de Nuremberg (13 au total) démarrent, le 20 novembre 1945, et s’occupent des principaux responsables du IIIe Reich, les Alliés instituent un système d’évaluation avec 4 niveaux de culpabilité, du «coupable principal» au simple «suiviste», sans oublier le très recherché statut de «déchargé».

La tâche est gigantesque. Le parti national-socialiste comptait 8,5 millions de membres auxquels s’ajoutaient plusieurs millions de membres de diverses organisations affiliées. Face à cela, les Alliés ont dû créer des tribunaux spéciaux, gérés par des Allemands «non compromis».

Bien sûr, la dénazification ne s’est pas seulement appliquée aux personnes. Il a fallu aussi «nettoyer» l’espace public au sens large: croix gammées et aigles nazis ornementaux sur les bâtiments ou les vêtements, noms de rues, statues du Führer, manuels scolaires, bibliothèques, etc. Le tout, avec une réussite très limitée.

A l’époque, le pays est détruit, des millions d’Allemands réfugiés sont sans logis et la population accepte mal sa responsabilité dans la Shoah. Pour dénazifier les esprits, les Américains organisent des diffusions forcées du documentaire «Les moulins de la mort» sur le fonctionnement des camps. Mais face aux réactions hostiles, ils s’arrêtent vite pour ne pas créer «d’ambiance contre-productive au redressement du pays».

Dans ses carnets de voyages de 1946, le journaliste suédois Stig Dagermann note aussi qu’en échange de 100 DM, il est facile de trouver tous les témoins de moralité nécessaires pour être blanchi.

Dès 1949, le Parti libéral, connu pour avoir été longtemps un refuge pour les anciens nazis, fait ouvertement campagne pour l’arrêt de la dénazification. Et en 1951, le Bundestag vote à l’unanimité moins deux abstentions la fin du processus. Le bilan est difficile à établir en peu de mots. Pour la seule zone américaine, la plus ambitieuse en matière de dénazification, on sait que 13 millions de personnes ont été contrôlées, mais que seulement 1 à 2% d’entre elles ont été punies à la hauteur de leurs crimes. TS

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Le dossier Klostermann

«Il manque des comptes rendus de rencontres et divers protocoles qui sont pourtant cités en référence dans d’autres parties du dossier. Il manque aussi la correspondance de Mahnke avec les services secrets, dont parle pourtant son agent traitant», énumère le rédacteur en chef-adjoint du quotidien «Bild», Martin Heidemanns. Fin 2014, le premier quotidien allemand a décidé de raconter en détail l’histoire de l’un de ses ex-collaborateurs, le journaliste et ex-capitaine SS Horst Mahnke.

Membre de la SS, employé de l’Office central de la sécurité du Reich (Gestapo et SD), il a aussi participé à des exécutions de juifs et de partisans russes à Smolensk au sein du commando d’intervention B. Dans le chaos de l’après-guerre, Horst Mahnke s’en est sorti avec deux ans de prison, 400 DM d’amende et une interdiction professionnelle qu’un tribunal d’appel a fini par lever en 1950. Il a alors repris une carrière journalistique, en dirigeant pas moins que la rubrique internationale de «Der Spiegel» et en finissant sa carrière chez l’éditeur Axel Springer («Bild», «Die Welt») en tant que directeur du comité de lecture du groupe, soit l’organe chargé de décider de la ligne rédactionnelle des journaux du premier groupe de presse allemand!

Dès 1961, Mahnke s’est aussi engagé à espionner ses employeurs pour le compte des services secrets extérieurs (BND). Son nom de code: «Klostermann». Pour Mahnke, cette collaboration semble avoir fonctionné comme une assurance contre les mauvaises surprises venues du passé. Après de longues démarches, «Bild» a finalement obtenu que le BND lui ouvre le dossier «Klostermann». Mais les 209 pages livrées sont partiellement noircies ou incomplètes. Pour faire toute la lumière sur un nazi notoire passé aux travers des larges mailles du filet, 70 ans après la fin de la guerre, l’éditeur n’a donc eu d’autres choix que de porter plainte contre le BND.

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