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Histoire vivante

Les Amazones, entre mythe et réalité

«Histoire vivante» - Turquie • A Samsun, une gigantesque statue d’Amazone et un parc didactique tout neuf évoquent le passé mythique de ce port de la mer Noire. Mais ces femmes guerrières ont-elles vraiment existé? L’avis d’un spécialiste.

Avec sa gigantesque statue d’Amazone, qui domine de ses 12 mètres une vaste promenade au bord de la mer Noire, la ville de Samsun s’offre une nouvelle image touristique.

21 janvier 2015 à 11:10

  • Au-delà du mythe, quelles sont les traces historiques de ces femmes guerrières?
  • Amazonomachie. Registre inférieur d'un vase grec à figures rouges, Attique, env. 420 avant J.-C.
  • «Un tiers des tombes féminines scythes ou sarmates contiennent des armes», explique Iaroslav Lebedinsky.

Samsun, sa tour de l’Horloge, ses mosquées ottomanes, son parc archéologique avec ses impressionnants tumulus, son monument à la gloire d’Atatürk, qui a entamé la reconquête de la Turquie en 1919 à partir de ce grand port de la mer Noire, et maintenant ses Amazones! S’appropriant les mythiques guerrières, la capitale provinciale leur a dressé une statue de 12 mètres de haut en bordure de mer, et vient de leur dédier un «village des Amazones» aux visées didactiques, avec yourtes, figures de cire grandeur nature et films évoquant leurs coutumes ancestrales. Un nouvel atout touristique bienvenu pour ce centre économique en pleine expansion.

Mais au-delà du mythe, qu’en est-il de l’historicité de ces femmes guerrières? Les explications de l’historien Iaroslav Lebedynsky, spécialiste des anciennes cultures de la steppe et du Caucase. Professeur d’histoire de l’Ukraine à l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris, il a publié une quarantaine d’ouvrages (Lire en particulier «Les Amazones - Mythe et réalité des femmes guerrières chez les anciens nomades de la steppe», Editions Errance, 2009.). Entretien.

- Sur quel socle historique peut se reposer la ville de Samsun pour s’attribuer les origines des Amazones?

Iaroslav Lebedynsky: Son inspiration est assurément plus mythologique qu’historique! La légende grecque des Amazones, peuple indépendant de femmes guerrières, situe souvent leur premier «royaume» sur les côtes septentrionales de l’Anatolie, à l’embouchure du Thermodon (l’actuel Terme, à 60 km à l’est de Samsun). Il n’y a cependant, dans ces régions, pas le moindre vestige archéologique de femmes armées dans l’Antiquité - sans parler d’un fantastique «peuple» de guerrières.

- Des découvertes archéologiques ont pourtant confirmé l’existence passée de femmes guerrières autour de la mer Noire?

Pour trouver les traces tangibles de vraies femmes guerrières, il faut en fait franchir la mer Noire et gagner les steppes d’Ukraine et de Russie méridionale, l’antique Scythie. C’est là, en effet, que des textes signalent des pratiques de ce genre. Nous en avons aujourd’hui d’abondantes confirmations archéologiques. Le phénomène concerne essentiellement les peuples nomades de langue iranienne durant la seconde moitié du Ier millénaire avant J.-C.: les Scythes et les Sauromates puis Sarmates. A certaines époques et dans certaines régions de la steppe, jusqu’à 30% des tombes féminines scythes ou sarmates contiennent des armes! Des pratiques analogues sont attestées chez les cousins orientaux des Scythes, comme les Saces, en Asie centrale et en Sibérie.

- Quelles étaient, d’après les vestiges trouvés, les caractéristiques de ces femmes guerrières?

Comme les hommes, elles maîtrisaient parfaitement l’équitation et portaient d’ailleurs un costume adapté, avec pantalon. Les armes trouvées dans leurs tombes varient suivant les cultures. L’arc est la plus répandue. Les femmes scythes employaient également les lances ou javelines, les guerrières sarmates plutôt des épées ou des dagues. Les sources et l’analyse anthropologique suggèrent que c’était surtout les jeunes femmes qui participaient aux activités martiales, peut-être avant le mariage et la maternité.

Tout cela est à replacer dans le contexte plus général du statut élevé qu’avaient les femmes dans les sociétés nomades d’Eurasie. Les Grecs qualifiaient même, avec quelque exagération, les Sarmates de «gynécocratoumènes»: gouvernés par les femmes! Après les peuples iranophones de l’Antiquité, ces traditions se retrouvent chez des nomades de langue turque ou mongole.

- En fait, l’étymologie même du mot «Amazone» est controversée…

Selon l’étymologie antique la plus répandue, «Amazone» signifierait en grec «sans sein»: les Amazones se seraient brûlé un sein pour mieux manier les armes (Hippocrate dit la même chose des Sauromates)… Les Anciens n’ont pas toujours pris cette explication au sérieux, puisque les représentations d’Amazones peintes ou sculptées leur laissent habituellement les deux seins. Il est possible, si l’on admet que les contacts avec les nomades de langue iranienne aient influencé très tôt la formation du mythe, que le nom des Amazones soit iranien: on a proposé des étymologies telles que «femme puissante» ou «qui frappe puissamment».

- Les historiens grecs et romains étaient très partagés sur l’existence des Amazones. Sur quoi portaient leurs divergences?

Grecs et Romains savaient distinguer le mythe de ce qu’ils appelaient déjà l’histoire - même si le premier servait souvent à combler les lacunes de la seconde. Les Amazones figurent dans les cycles d’Héraklès, de Thésée, de Bellérophon… qui sont clairement de nature légendaire. Mais on les trouve aussi dans l’histoire d’Alexandre le Grand.

Divers historiens ont voulu rationaliser le mythe et, chose intéressante, ils l’ont alors rapproché du monde des steppes. Une théorie qui a connu un grand succès, de Trogue Pompée (Ier siècle avant J.-C.) à Procope (VIe siècle après J.-C.), fait des Amazones les veuves d’envahisseurs scythes de l’Asie-Mineure. De même, Arrien (IIe siècle après J.-C.) imagine que les Amazones rencontrées par Alexandre étaient en fait des cavalières barbares d’Asie centrale. D’autres ont radicalement contesté l’existence des Amazones, à commencer par le géographe et historien Strabon qui, au tournant de notre ère, ridiculise le mythe. Détail amusant: il était lui-même né à Amasée, l’actuelle Amasya non loin de Samsun, qui devait prétendument son nom à une reine des Amazones!

- Samsun était connu jusqu’alors comme la ville où Atatürk a débarqué, en 1919, pour reconquérir le pays. Pensez-vous que les Amazones pourraient faire de l’ombre au fondateur de la République de Turquie?

A en croire le gouverneur Kenan Şara, cité en 2007 par le quotidien turc «Hürriyet», Samsun devrait devenir la ville des Amazones tout en restant celle d’Atatürk. Pourquoi pas? Après tout, le thème s’insère mieux dans la vision de libération de la femme qu’avait le fondateur de la République turque que dans l’idéologie religieuse du pouvoir actuel!

> Plus d’informations sur Samsun et la région de la mer Noire: www.tuerkeitourismus.ch

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L’incarnation de la légende

Les guerrières nomades ont-elles pu inspirer la légende des Amazones? Selon Iaroslav Lebedynsky, la réponse est double: «En l’état actuel des connaissances, le mythe grec des Amazones remonte aux VIIIe-VIIe siècle avant J.-C. Il est donc antérieur aux plus anciennes tombes féminines à armes scythes ou sauromates (VIe-Ve siècle avant J.-C.). Toutefois, nous savons que les Grecs avaient déjà eu des contacts avec les prédécesseurs des Scythes en Ukraine, les Cimmériens qui ont envahi l’Asie-Mineure au VIIIe siècle avant J.-C. Diverses légendes associent d’ailleurs Amazones et Cimmériens. Même s’il n’y a pas de preuve archéologique de l’existence de femmes armées chez les Cimmériens, ce serait une première source possible de la légende et une explication de son lien avec l’Anatolie septentrionale et occidentale.»

Pour l’historien Lebedynsky, «quelle que soit l’origine du mythe des Amazones, il est absolument certain qu’il a été nourri, à partir du Ve siècle avant J.-C., par des informations véhiculées sur les nomades de la steppe. A partir de cette époque, observe-t-il, le thème devient populaire chez les auteurs et les artistes. Ils s’efforcent de rapprocher les Amazones mythiques - souvent représentées en costume oriental, avec bonnet phrygien - de ces guerrières réelles.»

Le cas le plus connu, note Iaroslav Lebedynsky, est le texte d’Hérodote, qui prétend que les Sauromates sont issus de l’union d’un groupe de Scythes et d’Amazones venues d’Asie-Mineure. «Selon l’historien grec, cela expliquerait pourquoi les jeunes filles sauromates montent à cheval, chassent et combattent.» PFY

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Repères

Mythe millénaire et universel

> Durant l’Antiquité, le mythe des Amazones représente «une sorte de monde à l’envers, explique l’historien Iaroslav Lebedynsky. C’est une inversion radicale du modèle grec misogyne: les Amazones se gouvernent seules, ne fréquentent les hommes que pour se reproduire, portent les armes.» Mais les reines amazones finissent toujours par être battues par les héros grecs, que ce soit Hippolyte par Héraclès, Antiope face à Thésée, Penthésilée tuée par Achille ou Thalestris rejetée par Alexandre le Grand.

> Au Moyen Age, le mythe se prolonge au travers du «Roman d’Alexandre» et d’autres récits courtois. Mais les farouches guerrières se muent alors en chastes chevalières.

> Dès la Renaissance, les Amazones ressurgissent à la faveur de récits de voyages en Perse, en Afrique ou aux Amériques. Francisco de Orellana donne leur nom au fleuve brésilien après avoir été attaqué par une tribu de guerrières. Les Amazones trouvent grâce dans les arts et s’incarnent dans la figure d’aristocratiques cavalières et femmes de pouvoir.

> Au XXe siècle, les Amazones sont récupérées par un certain féminisme radical, qui ressuscite des thèses sur le matriarcat et affirme l’existence ancienne de sociétés de femmes. Parallèlement, la dimension érotique de ces guerrières, alliant féminité et violence mortelle, envahit les médias, BD, jeux vidéo et cinéma. Déconstruction du mythe, ou nouveau mythe d’inversion? La question reste posée… PFY

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