Commémorations » «Oui, j’étais là, le 2 octobre 1968. Près de ce lampadaire. J’avais 23 ans.» Un demi-siècle a beau s’être écoulé depuis la sanglante «nuit de Tlatelolco»1, Luis Tuñon, étudiant en droit à l’époque, s’en souvient comme si c’était hier. «La foule était calme», raconte-t-il en embrassant du regard la place des Trois-Cultures. Egalement nommé place de Tlatelolco en raison des ruines aztèques exhumées, ce quadrilatère dallé s’étend au cœur de Mexico, à quelques stations de métro du Zócalo, l’immense place centrale de la capitale du Mexique.
«Les étudiants et les enseignants étaient venus en masse. Il y avait aussi des familles avec des enfants. Et des ouvriers, des employés de bureau et d’autres travailleurs qui avaient manifesté à nos côtés tout au long de l’été. Les coups de crosse, on y était habitué, mais ce qui est arrivé ce jour-là, personne ne pouvait l’imaginer.»
A coups de bazooka
A l’origine du soulèvement, une rixe entre étudiants de «prépa» (préparatoire à l’examen d’entrée à l’université) matée deux mois plus tôt, le 23 juillet, par les granaderos, la police antiémeute de l’époque. Les marches de protestation qui suivent sont réprimées avec brutalité. Des barricades se lèvent, des bus sont incendiés. Envoyés en renfort, les soldats font voler en éclat, à coups de bazooka, les portes d’un lycée…
Le recteur de l’UNAM, la principale université publique de Mexico, prend la tête d’une manifestation pacifique réunissant une centaine de milliers de personnes, puis des rassemblements jusqu’à deux fois plus importants occupent le Zócalo. Au fil des semaines, à mesure que la grogne sociale et les grèves embrasent la capitale, des milliers d’étudiants sont arrêtés et des centaines d’autres sont blessés. Plusieurs meurent assassinés ou disparaissent. Le Mexique va devenir le premier pays du tiers-monde à recevoir des Jeux olympiques (12 au 27 octobre 1968) et son président, Gustavo Díaz Ordaz, ne compte pas laisser quelques «agitateurs» ternir l’événement.
Gang des momies
Les revendications de la jeunesse mexicaine, inspirée par la révolution cubaine, le refus de la guerre du Vietnam aux Etats-Unis, Mai 1968 à Paris ou encore le Printemps de Prague, se heurtent au refus du «gang des momies». Indéboulonnables, les politiciens du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) monopolisent le pouvoir depuis la fin de la révolution mexicaine (1910-1920). Gouverneurs, députés, sénateurs, représentants locaux: tous appartiennent au même parti qui les porte au pouvoir avec des scores frôlant les 100%, obtenus par la fraude et l’intimidation.
Cité comme modèle de développement, le «miracle mexicain» des années 1940-1970 fait décoller l’économie et permet de redistribuer une part des richesses nationales («les miettes d’une prospérité circonscrite à la classe dirigeante», estiment certains), mais il ne s’accompagne pas d’avancées démocratiques.
Le 2 octobre, dix jours avant la cérémonie d’ouverture des JO, dans une ville militarisée, à une époque où le simple fait d’exprimer publiquement son mécontentement est passible de prison, ce sont donc près de 8000 personnes qui, avec Luis Tuñon, se massent à Tlatelolco en scandant des slogans tels que «Nous ne voulons pas de Jeux olympiques, nous voulons la révolution!»
«Après les discours, il était prévu que l’on marche tous jusqu’au Zócalo. Sauf que le premier des orateurs, installés au 3e étage du bâtiment Chihuahua, n’a jamais achevé son allocution, se souvient Luis Tuñon en désignant un long bâtiment aux parois délavées bordant la place. J’ai vu un hélicoptère survoler la foule et larguer des feux de Bengale verts. Les fusées éclairantes sont tombées à quelques mètres de moi, au milieu des gens qui ont commencé à prendre peur. L’instant d’après, j’ai vu des hommes en civil sortir de leur poche un gant blanc. Ils l’ont enfilé sur leur main gauche avant de dégainer des pistolets et de viser des étudiants.»
Au même moment, des tirs partent des bâtiments surplombant les lieux. «Des milliers de gens se sont mis à courir dans tous les sens, trébuchant sur les corps de filles et de garçons, de dames et de messieurs tombés sous les balles. Tout cela au milieu des livres, des cahiers et des chaussures éparpillés au sol. Certains se sont retrouvés coincés sous des cadavres, échappant ainsi à la mort. C’était horrible!»
Les hommes armés de revolvers faisaient partie du Bataillon Olympia. Responsable du maintien de l’ordre pendant les JO, cette force militaire d’élite avait reçu la mission secrète de piéger le mouvement estudiantin. Déguisés en civils, ils utilisaient un mouchoir ou un gant blanc pour s’identifier entre eux. Ce sont en réalité les membres de cette force, mêlés à la foule mais également postés en catimini dans le bâtiment Chihuahua, qui déclenchèrent le carnage en tirant simultanément sur la foule et les troupes régulières chargées d’encadrer la manifestation.
Silence médiatique
Si les autorités mexicaines n’ont jamais reconnu les faits, plusieurs recherches historiques indiquent que les francs-tireurs du Bataillon Olympia ont commencé par assassiner le général dirigeant les troupes officielles au sol. But de l’opération: d’abord déstabiliser les soldats escortant les protestataires afin de susciter un bain de sang, ensuite faire passer ce crime d’Etat pour un affrontement entre armée et milices marxistes. Un prélude glaçant à la longue «guerre sale» menée clandestinement par le gouvernement mexicain pour contrer une «menace communiste» qu’il avait tendance à voir un peu partout.
En plus des morts – de 300 à 1000, on ne saura peut-être jamais exactement –, les 5000 soldats appuyés par quelque 300 chars légers envoyés pour encadrer la manifestation procédèrent à des milliers d’arrestations, souvent suivies de torture. Le tout dans un silence médiatique assourdissant. Comme le déclara la journaliste mexicaine d’origine polonaise Elena Poniatowska, auteure d’un ouvrage de référence sur la question: «Informer, c’était saboter les Jeux olympiques».
1Elena Poniatowska, La nuit de Tlatelolco, histoire orale d’un massacre d’Etat, Editions CMDE, 2014.
De Tlatelolco à Ayotzinapa, même violence
Le massacre des étudiants d’Ayotzinapa, en 2014, fait tristement écho à celui de 1968.
Des dizaines de blessés, au moins neuf morts et 43 disparus dont plusieurs n’avaient pas vingt ans: voilà comment s’est achevée, le 26 septembre 2014, l’attaque contre les étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa, dans le Guerrero, un Etat du sud connu pour ses champs de pavot et la violence de ses narcotrafiquants.
Malgré le travail de sape des autorités mexicaines pour étouffer l’affaire, de multiples enquêtes indépendantes – dont plusieurs internationales – ont montré l’implication de la police municipale, de celle de l’Etat et des forces fédérales (elles avaient déjà tué deux étudiants de la même école en 2011). Mais également de l’armée dont une caserne se situait tout près du lieu de l’assaut.
Les étudiants se trouvaient-ils au mauvais moment au mauvais endroit, comme le prétend la version officielle (quand elle ne laisse pas entendre que les étudiants trempaient dans le narcotrafic)? Les parents des 43 disparus cherchent toujours des réponses. Et réclament le corps de leurs enfants.
Ce que l’on sait, c’est que les autorités ne portaient pas plus dans leur cœur les remuants élèves d’Ayotzinapa, tués en 2014, que les révoltés de Tlatelolco, en 1968. Destinés à retourner enseigner dans les villages pauvres du Guerrero d’où ils viennent, les apprentis enseignants de cette école fondée en 1926 dans le sillage de la révolution mexicaine reçoivent une éducation académique et politique d’inspiration marxiste. Indigènes dans un pays dont le métissage dominant n’exclut pas le racisme, ils sont en conflit permanent avec la police municipale et la pègre locale.
Le jour de l’attaque, les étudiants d’Ayotzinapa se préparaient à voyager vers la capitale pour commémorer le massacre de 1968… Les 26 septembre et 2 octobre prochains, rescapés et proches des victimes des deux massacres marcheront côte à côte à Mexico pour réclamer justice. CER
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