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Histoire vivante

Le cardinal qui commandait les Suisses

Marignan • Les Confédérés qui se sont battus contre François Ier lors de la «bataille des géants», il y a 500 ans, étaient menés par un ecclésiastique, le cardinal valaisan Mathieu Schiner. Leur défaite a profité à la Réforme.

Etude pour la retraite de Marignan, de Ferdinand Hodler (vers 1897). Les 13 et 14 septembre 1515, près de 10000 Suisses et plus de 4000 Français sont tombés dans cette «bataille des géants». Un massacre inutile si l’on sait qu’un an plus tard, les Suisses signaient la «Paix perpétuelle» avec la France, à Fribourg.

Pascal Fleury

Pascal Fleury

4 novembre 2015 à 18:22

«Je veux me laver les mains, m’abreuver dans le sang des Français!» Les propos «héroïques» que l’historien Jules Michelet prête au cardinal valaisan Mathieu Schiner dans son «Histoire de France»1, publiée en 1855, forcent le pathétique. «Là, devant ses trente mille hommes, l’aboyeur se faisant entendre par des cris et des yeux roulants, par un geste frénétique, prêchait pêle-mêle la défense de l’Eglise, le drapeau des clefs de saint Pierre, la vengeance de l’ours de Berne, la fureur du taureau d’Uri, le sang surtout, le sang...», raconte l’anticlérical écrivain français, théâtralisant la défaite des Confédérés à Marignan, les 13 et 14 septembre 1515, pour mieux vanter la victoire triomphale des troupes de François Ier.

Sur la «morne plaine» lombarde, pourtant, l’ambiance n’était pas vraiment aux discours emphatiques. Les Suisses venaient de se quereller méchamment les jours précédents, ne réussissant pas à s’entendre sur une proposition généreuse du roi de France, soumise lors du Traité de Gallarate. François Ier leur offrait pas moins de 700'000 écus d’or, des pensions cantonales et des avantages commerciaux à travers les Alpes en échange de leur service mercenaire.

Farouche antifrançais

La plupart des capitaines des cantons acceptent rapidement le traité, mais le cardinal Schiner, au service du pape Léon X et de toute la Sainte Alliance antifrançaise, retourne l’opinion d’une partie des Suisses à la dernière minute. «Il a agi ainsi pour des raisons de logique politique», explique l’historien François Walter. «Schiner vivait pour un idéal de chrétienté à l’échelle de l’Europe. Il n’était pas dupe des manœuvres dilatoires du roi de France. Il n’était pas non plus homme à se dérober», précise le professeur émérite de l’Université de Genève, auteur d’une «Histoire de la Suisse»2.

«Sa grande haine des Français vient essentiellement de son animosité avec le capitaine du district de Sion, Georges Supersaxo qui, après l’avoir aidé à accéder au trône épiscopal, était devenu ami des Français», affirme pour sa part l’historien genevois Gérard Miège, qui a publié cette année un ouvrage sur Marignan3. Et d’ajouter: «La politique de Mathieu Schiner, qui estime qu’il faut s’emparer du sud des Alpes pour faciliter le commerce, correspond exactement au souhait des Suisses. Très intelligent, très érudit, il est d’une éloquence extraordinaire pour convaincre les Confédérés.»

En 1510 déjà, Schiner a réussi à amener les Confédérés à soutenir le pape Jules II contre la France en Italie du Nord. Avec leur aide, il a chassé les Français de la Lombardie en 1512. Et toujours grâce à eux, il a pu installer Maximilien Sforza à la tête du duché de Milan.

Promesses financières

Pour le remercier de ses services diplomatiques, le pape l’a d’abord créé cardinal, puis l’a nommé également légat auprès des Suisses, administrateur du diocèse de Novare et finalement commandant suprême de l’armée pontificale. Mais plutôt que ses titres, ce sont ses promesses financières qui convainquent les mercenaires suisses.

«Le cardinal Schiner a pu compter sur les largesses papales, d’abord d’Alexandre VI Borgia, puis de Jules II. Il a touché énormément d’argent de la papauté et de ses alliés, les Espagnols et l’empereur Maximilien Ier. Il était vraiment à la botte de l’Eglise, mais il est arrivé peut-être un siècle trop tard. Alors que la Réforme approchait, qu’un vent de rébellion soufflait déjà sur la papauté, il a conservé un esprit de croisade, persuadé que pour l’équilibre de l’Europe, il fallait recréer un Saint-Empire très puissant, le fameux glaive protégeant la Sainte Eglise», commente Gérard Miège.

Prêt à en découdre avec les Français, le cardinal harangue alors les troupes. Seulement voilà, après avoir signé le Traité de paix de Gallarate, les cantons francophiles de Fribourg, Soleure et Berne ont préféré retourner au pays. Amputé d’un tiers de ses effectifs suisses, l’ambitieux prélat se retrouve soudain désavantagé sur le terrain. Au second jour des combats, la puissance de feu de l’artillerie française et le renfort des Vénitiens font la différence. Près de 10'000 Confédérés tombent sur le champ de bataille.

Presque devenu pape

Le cardinal est-il responsable de leur mort? «Non, assure François Walter. Ce serait lui faire un mauvais procès. L’honneur était une vertu suffisamment forte à l’époque pour se faire tuer en défendant un idéal, même si celui-ci est déjà condamné par l’Histoire.»

L’ecclésiastique aux allures de «condottiere» n’en subira pas moins les moqueries des chroniqueurs et des poètes, et fera les frais de la réconciliation entre le roi François Ier et le pape Léon X.

Mais quelques mois après Marignan, il obtiendra à nouveau de la Diète suisse la levée de 22'000 hommes pour repartir en campagne contre les Français en Italie. En 1521, il parviendra à reprendre le contrôle du Milanais pour le compte de l’empereur. Et si les cardinaux français ne lui avaient pas barré le chemin, le fils de paysan de montagne du Haut-Valais aurait même été élu pape en 1522.

 

1 «Histoire de France au XVIe siècle - La Renaissance», 1855, Jules Michelet, in Gallica, Bibliothèque nationale de France.

2 «Histoire de la Suisse», en cinq tomes, François Walter, Editions Alphil - Presses universitaires suisses, 2009 à 2013.

3 «Marignan - Histoire d’une défaite salutaire», Gérard Miège, aux Editions Cabedita, 2015.

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Bio express de Mathieu Schiner

> Fils de paysan de montagne et charpentier, Mathieu Schiner est né vers 1465 à Mühlebach, en Valais.

> Etudiant à Sion et Côme, il est ordonné prêtre à Rome en 1489.

> Secrétaire du chancelier d’Etat valaisan Georges Supersaxo en 1492.

> Curé d’Ernen et chanoine de Sion en 1496. Doyen de Valère en 1497.

> Evêque de Sion et comte du Valais en 1499. Succède à son oncle Nicolas.

> Fin diplomate, il amène les Suisses à soutenir le pape Jules II en Italie.

> Cardinal en 1511. Légat auprès des Confédérés et administrateur du diocèse de Novare en 1512.

> Commandant suprême de l’armée pontificale en 1515.

> Meurt de la peste à Rome en 1522.

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Les effets de Marignan sur la Réforme

Un autre ecclésiastique suisse s’est distingué à Marignan: l’aumônier des troupes glaronaises Ulrich Zwingli. Compagnon d’armes de Mathieu Schiner, il s’était déjà engagé auprès du contingent de Glaris en 1512, avait pris part à la bataille de Novare, où les Suisses avaient contraint les Français à évacuer le Milanais, et avait été chargé par le cardinal de distribuer les gratifications du pape à ses compatriotes.

A Marignan, Zwingli participe à la traditionnelle prière avant le combat, lorsque l’amman de Zoug, Werner Steiner, lance une poignée de terre sur ses hommes en criant: «Ici sera notre cimetière, mes chers et pieux Confédérés.» Traumatisé par le terrible carnage auquel il assiste, il se met alors à dénoncer l’absurdité du mercenariat suisse à l’étranger, avec des milliers de morts inutiles, les Suisses signant finalement un an plus tard la Paix perpétuelle qu’ils avaient refusée à la France à la veille de la bataille.

Pour Zwingli, si Dieu a béni les luttes d’indépendance des Confédérés, il n’a plus soutenu les guerres menées au nom des princes étrangers par appât du gain. Un discours largement repris par les partisans de la Réforme.

«Il est frappant de constater, souligne l’historien François Walter, qu’avant même de supprimer la messe à Zurich, le réformateur a fait passer l’interdiction du service étranger. Cette question apparaît même être centrale dans le processus de la Réforme, beaucoup plus que les traditionnels abus de l’Eglise dont il est toujours question. En fait, le service militaire à l’étranger est le principal motif politique de la Réforme en Suisse. Pour ou contre le service étranger, tel était le choix présenté aux autorités des cantons, les questions théologiques étant finalement secondaires.»

Zurich ne se ralliera finalement qu’en 1521 au traité de paix signé à Fribourg en 1516 entre François Ier et la Confédération des treize cantons. Mais pour les Zurichois, l’accord se limitera dans les faits à un simple traité de non-agression. PFY

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Pourquoi les mercenaires Suisses ont perdu

1515… Une date mythique, synonyme de défaite pour les Suisses à Marignan. L’historiographie a longtemps glorifié l’héroïsme des Confédérés. Mais que s’est-il passé, au juste? Le documentaire «Marignan, mémoires en bataille» revisite le passé pour tenter de comprendre pourquoi les invincibles mercenaires ont perdu. A voir dimanche sur RTS 2.

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