Photographie, dessin, peinture, sculpture, gravure, caricature, cinéma: jusqu’alors, jamais un événement n’avait été autant médiatisé que la Première Guerre mondiale. Dans ce «déluge iconographique», un média a tenu une place toute particulière: l’affiche illustrée. Par ses dimensions monumentales, son graphisme fort et sa présence sur la place publique, elle s’est imposée au regard et à l’esprit, offrant un influent «espace de pouvoir». Grand spécialiste de l’affiche en Suisse, l’historien Jean-Charles Giroud, ancien directeur de la Bibliothèque de Genève, décrypte ce support publicitaire qui confine parfois à l’art. Entretien.
- Quelle est la place de l’affiche illustrée dans le paysage médiatique de 1914?
Jean-Charles Giroud: Quand la guerre démarre, l’affiche illustrée existe depuis une trentaine d’années. Elle est l’aboutissement des attentes de la société industrielle, qui cherchait de nouveaux moyens publicitaires plus spectaculaires que la presse, avec intervention de l’image. Le mouvement prend corps dans les années 1880-1890 à Paris, dans la mouvance de l’Art nouveau. Très vite, il envahit toute l’Europe et les Etats-Unis, avec un grand impact.
A une époque où l’accès à l’image est encore élitiste, l’affiche peut s’étaler dans la rue. Elle va énormément frapper les passants. Ses auteurs - souvent des artistes - imaginent des mises en scène impressionnantes pour qu’elle marque durablement les esprits malgré une vie éphémère. En 1914, elle bénéficie d’un savoir-faire considérable. Elle va alors offrir un espace d’expression phénoménal pour la propagande, un véritable espace de pouvoir.
- En Suisse, quel était l’emploi des affiches illustrées jusqu’à l’entrée en guerre?
On les utilisait dans la publicité commerciale ou la promotion de spectacles, notamment. Beaucoup d’affiches avaient un caractère patriotique. Elles annonçaient les fêtes de tir ou d’officiers, les matchs de hornuss, les rencontres de gymnastique et d’autres événements mettant en valeur l’identité helvétique. Il s’agissait alors d’affermir la cohésion nationale après les conflits internes du XIXe siècle. Les belles affiches touristiques y contribuaient aussi, vantant la Suisse idyllique des lacs et montagnes.
- Certaines de ces affiches semblaient être déjà imprégnées d’un esprit militaire...
Si l’armée imprègne déjà l’iconographie à l’époque, c’est qu’elle contribue au sentiment d’appartenance nationale. Les Suisses sont fiers de participer aux cours de répétition, même s’ils doivent prendre ce temps sur leurs vacances. De nombreuses affiches témoignent de cet esprit patriotique. Comme cette publicité pour la boisson neuchâteloise «Citronnelle suisse», de 1902, qui montre un soldat trinquant avec un paysan. L’affiche d’Henri Robert annonçant une fête de sous-officiers à Fribourg, en 1914, est emblématique du genre, avec ce caporal en pied qui domine le ciel, bannière fédérale au vent et ville de Fribourg en silhouette. Le hasard veut qu’à peine cette composition hodlérienne placardée, la manifestation a dû être annulée en raison de la mobilisation.
- A l’entrée en guerre, on imagine que ce genre patriotique va se développer...
Les Etats belligérants vont effectivement diffuser par milliers les affiches de propagande patriotique dès le début du conflit. En Suisse, au contraire, le fier militaire, modèle de cohésion nationale, disparaît rapidement de l’iconographie. On ne le trouve plus que dans la promotion des foyers du soldat - pour lutter contre l’alcoolisme à l’armée -, ou dans l’annonce de défilés militaires et de courses avec paquetages. Parfois aussi dans la publicité, par exemple pour vendre des couteaux, comme le fait la fabrique bernoise Simon, en 1916, dans une affiche d’Eugen Henziross. C’est qu’en Suisse, l’armée divise. Elle paie mal ses soldats et laisse les familles dans le dénuement. Elle est aussi critiquée pour son autorité «prussienne», un «drill» qui transparaît dans l’affiche de Numa Donzé «Basler Regiments-Tag». Surtout, avec un général Ulrich Wille qui ne cache pas sa sympathie pour les Empires centraux, elle fait éclater l’entente confédérale entre Romands francophiles et Alémaniques germanophiles.
- Ce grave clivage entre Alémaniques et Romands s’observe-t-il dans les affiches?
Oui, sous la forme d’une guerre culturelle. Car de part et d’autre du Röstigraben sont placardées des affiches annonçant les meilleurs orchestres, pièces de théâtre, expositions et films fournis d’un côté par l’Allemagne et l’Autriche, de l’autre par la France. Ces manifestations ne traversent évidemment pas la Sarine. Les affiches sont souvent produites par des artistes suisses. Le Zurichois Otto Baumberger confessera plus tard dans ses mémoires avoir été «naïf», en faisant le jeu de la propagande allemande.
- L’armée suisse ne s’est finalement mise à l’affiche de propagande qu’en 1918...
L’armée était consciente de ses faiblesses. Mais sa reprise en main a pris des années. Ce n’est qu’en 1918 qu’elle s’est lancée dans la propagande pour redorer son image, produisant le film «L’Armée suisse», qui va avoir un grand succès public. Plusieurs affiches du film, dont le fameux soldat à la baïonnette de Georges Darel, portent dès lors à nouveau le message de patriotisme diffusé avant-guerre. L’armée commandera ensuite à Jules Courvoisier une affiche pour le Don national suisse, qui aura un destin incroyable. Elle sera réutilisée pendant la Seconde Guerre mondiale et même jusqu’en 1974, en adaptant l’uniforme.
- Quel est l’héritage de cette période de guerre pour l’affiche illustrée?
La guerre, surtout dans les pays belligérants, a permis de mesurer combien l’affiche pouvait être un outil de manipulation et d’influence sur les populations. A la fin du conflit, la politique va s’en emparer. En Suisse, en juin 1918 déjà, des affiches politiques illustrées sont utilisées dans la campagne de votation sur l’impôt fédéral direct. Idem en 1919, s’agissant du passage de l’élection du Conseil national au système proportionnel. Depuis, l’affiche politique connaît un succès ininterrompu en Suisse. Notre pays est même celui qui en produit le plus au monde!
> Lire aussi «La Première Guerre mondiale et l’affiche suisse» de Jean-Charles Giroud, dans «La Suisse et la guerre de 1914-1918», sous la direction de Christophe Vuilleumier, Ed. Slatkine, 2015.
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La photographie exploitée comme arme de propagande
Si l’affiche illustrée a déjà atteint sa maturité comme média de masse au début de la Grande Guerre, la photographie va révéler peu à peu, au cours du conflit, son immense pouvoir d’information et de propagande. En 1914, les premières photos du front sont ramenées par des amateurs. Plusieurs journaux les diffusent, comme «L’Illustration», «L’Excelsior» ou «Le Miroir». Ils n’hésitent pas à montrer des cadavres de soldats.
L’armée française découvre la force de ces clichés. Pour tenter de contrôler ce nouveau média, mais aussi faire face à l’offensive médiatique de l’Allemagne, plus avancée en matière de propagande, elle met sur pied en mars 1915 une section photographique et cinématographique, envoyant 40 apprentis sur le terrain. Au début, comme le montre le documentaire «Photographes au front» d’Aurine Crémieu, à voir dimanche sur RTS 2, les clichés restent très «objectifs» et spontanés. Mais au fil du conflit, leur exploitation comme arme de propagande va se professionnaliser. Pareil du côté civil: le travail des photoreporters annonce déjà le photojournalisme qui fera plus tard la gloire de «Life», «Time», «Stern» ou «Paris Match».