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Histoire vivante

La Suisse neutre cachait un nid d’espions

Histoire • Entre 1914 et 1918, la Suisse fut une plaque tournante pour les services de renseignement des grandes puissances. Si l’affaire des colonels est connue, de nombreux autres cas ont mis à mal la neutralité helvétique.

«L’affaire», une carte postale de Charles Clément (1916) qui dénonce la collusion entre les services secrets suisses et allemands dans l’affaire des colonels.Nationalbibliothek,Bern

Propos recueillis par Pascal Fleury

Propos recueillis par Pascal Fleury

25 août 2015 à 18:40

La neutralité suisse, pendant la Première Guerre mondiale, a offert un terreau favorable à l’épanouissement de réseaux de renseignement de tous horizons. Les grandes puissances en ont largement profité, utilisant notre pays comme une importante plaque tournante de l’espionnage. Elles ont aussi recruté de nombreux Suisses qui, par engagement partisan ou par intérêt financier, ont remis en question l’indépendance du pays et la paix confédérale, alors que la Suisse devait déjà se livrer à un périlleux exercice d’équilibrisme économique. Les explications de l’historien Christophe Vuilleumier, président de la Société d’histoire de la Suisse romande, qui vient de publier un ouvrage très détaillé sur «La Suisse face à l’espionnage, 1914-1918» (Ed. Slatkine).

- A lire votre étude, la Suisse était une importante plaque tournante de l’espionnage pendant la Grande Guerre...

C. Vuilleumier: Jusqu’en 1914, c’était la Belgique qui faisait office de plaque tournante du renseignement, ce pays étant neutre et bien positionné pour l’espionnage. Lorsque l’Allemagne attaque la Belgique, les espions vont se rabattre sur la Suisse, autre pays propice en raison de sa neutralité et de sa situation géographique aux portes du conflit. La Suisse connaît alors une véritable fièvre de l’espionnage, avec la présence de nombreux agents allemands et français, mais aussi autrichiens, italiens, russes, britanniques et américains.

- Quelle était l’ampleur de ce nid d’espions en Suisse?

Il est difficile de savoir dans quelles proportions s’est développé l’espionnage en Suisse. La majeure partie du renseignement s’opérant sans rapports écrits, afin de garder le secret, les sources à disposition ne révèlent que la pointe de l’iceberg. Nous avons toutefois pu recenser plus de 150 affaires. Pour se faire une idée, aux Archives fédérales allemandes, les opérations montées par le Reich remplissent sept registres rien que pour la Suisse, alors qu’il n’y a que cinq ou six registres pour toute la France!

- Les réseaux allemands semblent avoir été plus actifs et mieux organisés que les réseaux français. Pourquoi?

Le général en chef des armées allemandes, Erich Ludendorff, avait fait du renseignement une priorité. Il a obtenu d’importants budgets que les Français n’ont jamais eus. A Annemasse par exemple, la cellule de renseignement qui couvrait Genève tirait le diable par la queue. Elle peinait même à récupérer ses agents en difficulté en Suisse, faute de moyens financiers. Dans des archives françaises, j’ai tout de même trouvé une lettre du ministre de la Guerre Georges Clemenceau, datée de novembre 1918 et adressée au colonel Gaston Pageot, attaché militaire à Berne, qui fait état, liste nominative à l’appui, de près de 300 soldats français en mission spéciale en Suisse, autrement dit des agents du renseignement.

- Une découverte exceptionnelle?

Oui, car la liste nominative précise même les affectations des agents. On trouve par exemple des ouvriers dans des entreprises d’horlogerie et de munitions, comme chez Pic-Pic (acronyme de Piccard & Pictet) à Genève, une firme qui produisait des grenades, des obus et des pièces d’aviation pour les alliés. Les agents s’intéressaient aux productions des usines et veillaient à ce qu’elles ne livrent pas d’armement à l’ennemi. Certains espions occupaient aussi des statuts sociaux plus élevés, comme ce professeur d’anatomie à Genève, qui livrait des renseignements à la France. Ou cet historien français, Pierre de Labriolle, qui occupait la chaire de langue et littérature latines à l’Université de Fribourg, où il côtoyait des internés français.

A noter que la France avait aussi un informateur à la légation allemande de Berne. C’est ainsi qu’elle a pris connaissance, en 1915, des manigances des agents allemands visant à salir la réputation du conseiller d’Etat fribourgeois Emile Savoy. Lié à la Belgique par sa famille, ce dernier a été accusé d’espionnage au profit de la France, avant d’être lavé de tous soupçons.

- Des Suisses participaient à ces réseaux d’espionnage. Qui étaient-ils et quelles étaient leurs motivations?

Ce n’était pas des professionnels, pas des «James Bond», mais le plus souvent de pauvres gens qui n’avaient plus un sou et acceptaient leur mission contre de l’argent. L’espion suisse Félix Malherbe au service de l’Allemagne reçoit jusqu’à 400 francs par mission, une somme considérable. Il sera arrêté à Troyes et exécuté. Les opérations des agents suisses sont ponctuelles: surveiller les mouvements de troupes, constater l’état des réseaux ferroviaires et de l’aviation, observer le niveau d’activité des usines d’armement, mesurer le moral des soldats et des ouvriers... Sur le terrain, les agents devaient se débrouiller. Au mieux, on leur donnait de faux papiers. Pour l’Allemagne, c’était de la chair à canon. S’ils revenaient avec des infos, tant mieux. Sinon, tant pis. Des femmes étaient aussi recrutées, des «demi-mondaines» qui jouaient de leurs charmes pour obtenir des informations de soldats rentrant du front.

- Quelles technologies utilisaient les espions?

Les Suisses recrutés n’avaient qu’un carnet de notes et un crayon. Les Allemands vont toutefois parfois enrôler des Suisses pour des missions de sabotage, notamment en France, en leur fournissant du matériel sophistiqué. Entre autres, des bombes au sodium, pas plus grandes qu’une boîte de conserve qui, lorsqu’elles s’enflammaient, ne pouvaient pratiquement plus être éteintes. A la gare de Lausanne, une valise abandonnée a été trouvée avec de telles machines infernales. Les espions chevronnés utilisaient aussi de l’encre sympathique, des codes - encore assez élémentaires - et même des pigeons voyageurs équipés d’un appareil photo pour survoler l’ennemi.

- En Suisse, tout acte de renseignement était passible d’emprisonnement ou d’amende. Plus de 120 cas d’espionnage ont été révélés dans la presse. Comment la population percevait-elle ces affaires?

Un peu comme les informations sur le terrorisme ou l’Etat islamique aujourd’hui. Ces affaires préoccupaient la population. Dans le registre de la peur, les espions ont pris le relais des anarchistes, qui peuplaient les gazettes juste avant la guerre. Les gens craignaient qu’avec ces espions, la Suisse s’enflamme comme la Belgique. Ils estimaient que la justice n’était pas assez sévère à leur égard. Dans ce pays neutre, mais déchiré par le fossé linguistique, on va évidemment trouver des juges pro-Allemands peu sévères vis-à-vis des espions du Reich. Ou le contraire en Suisse romande. Pendant tout le conflit, la Suisse, soumise aux intérêts militaires, commerciaux et stratégiques contradictoires des Etats belligérants, n’a cessé de jouer les équilibristes...

- Comment tous ces espions ont-ils été arrêtés? La Suisse avait-elle aussi son propre service de renseignement?

Le service de renseignement suisse était inexistant. A peine trois personnes à Berne qui relisaient les télex de l’étranger et livraient les informations à l’état-major de l’armée et au Conseil fédéral. Aux frontières, l’armée suisse n’était pas mieux lotie. Elle opérait des actions ponctuelles en envoyant en observation des soldats déguisés en fermiers... En revanche, la police fédérale était très efficace. C’est elle qui faisait office de contre-espionnage et qui a arrêté les nombreux espions qui se sont retrouvés devant les tribunaux. Elle pouvait compter sur une expérience de trente ans dans la lutte contre les anarchistes.

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Des complicités «explosives»

C’est l’un des plus gros coups de filet la police fédérale pendant la Première Guerre mondiale. Le 25 septembre 1918, elle arrête à Leissigen, dans le canton de Berne, l’ingénieur Hans Schreck, chef du contre-espionnage impérial en Suisse.

Cet Allemand était un expert dans la persuasion, recrutant ses agents principalement parmi les ressortissants allemands émigrés en Suisse, quitte à utiliser la menace contre leurs proches restés au pays. Suspecté de préparer des opérations pour faire sauter, dans le canton de Neuchâtel, des fabriques de munitions livrant des obus à la France, il est interné - étonnamment - dans une clinique zurichoise, d’où il est rapidement exfiltré vers le Reich.

L’enquête confirme des préparatifs d’attentats, mais en interrogeant des comparses, les juges fédéraux découvrent une affaire autrement plus explosive: la préparation d’une insurrection en Italie. Selon l’historien Christophe Vuilleumier, «elle aurait pu changer le cours des événements européens».

Ce plan militaire visait à affaiblir, voire à éliminer les ennemis du Reich sur le front sud du conflit. Pour mettre sur pied l’opération, Hans Schreck instrumentalise un réseau anarchiste italien, déjà actif depuis plusieurs années en Suisse sous la direction d’un certain Cavadini. L’Allemand s’approche aussi d’activistes indiens, menés par le révolutionnaire Lala Har Dayal, un opposant farouche à l’Empire britannique, réfugié à Zurich.

Le renseignement allemand fournit à ce réseau hétéroclite des armes et des explosifs en tous genres, qui sont stockés dans des dépôts à la Nordstrasse à Zurich ainsi qu’à Oerlikon, au printemps 1918. Cavadini a pour mission d’assassiner deux ministres italiens, de faire sauter la gare centrale de Milan, de détruire des voies ferrées, la Banca di Roma et une fabrique de poudre à Gênes. Mais le chef anarchiste est arrêté. Pris de panique, ses comparses font disparaître les armes dans la Limmat. Plusieurs d’entre eux seront arrêtés et une partie de l’arsenal retrouvé. PFY

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L’affaire des colonels

L’espionnage pendant la Grande Guerre s’est immiscé en Suisse jusqu’aux plus hautes sphères de l’armée, avec la trahison de deux colonels de l’état-major. Ces officiers ont secrètement transmis à l’Allemagne des dépêches diplomatiques russes décryptées par le service des renseignements, ainsi que le Bulletin de l’état-major. Cette affaire fut dénoncée par l’homme chargé du décodage, le Lausannois André Langie. Elle exacerba le fossé linguistique, éclaboussa le général germanophile Ulrich Wille, qui fut blâmé publiquement, et poussa le chef de l’état-major général Théophile Sprecher von Bernegg à intensifier ses contacts avec la France. PFY

> A voir: «Un traître à la patrie» de Hansjürg Zumstein, dimanche sur RTS 2.

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