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Histoire vivante

L’Europe de l’acier dans la tourmente

Industrie • Depuis 40 ans, la sidérurgie européenne souffre chroniquement de crises conjoncturelles et structurelles. Le choc de 2008 se fait encore durement sentir, surtout en France et en Belgique. L’avenir passera par l’innovation.


Pascal Fleury

Pascal Fleury

3 février 2015 à 18:11

Il est bien révolu, le temps où l’acier était l’un des poids lourds de l’industrie européenne. Où, à l’heure de la reconstruction d’après-guerre, il scellait les fondements de l’actuelle Union européenne au sein de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Où, durant les Trente Glorieuses, il était le fer de lance économique de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de la France, mais aussi un important moteur de la croissance au Benelux, en Italie, en Espagne ou encore en Suède, assurant des centaines de milliers d’emplois à travers tout le continent.

L’alliage de fer et de carbone «made in Europe» semblait indétrônable. C’était sans compter le choc pétrolier de 1973. La chute brutale de la demande d’acier a déclenché un véritable cataclysme, imposant de douloureuses restructurations, fusions, nationalisations puis reprivatisations de groupes «remis à flot». Pour la seule sidérurgie du bassin industriel lorrain, «95 000 emplois ont été perdus entre 1975 et 1999», souligne un rapport gouvernemental sur «Les mutations économiques en Lorraine» (1).

Boom de la Chine

Depuis la crise de 1973, la production d’acier brut stagne en Europe, alors qu’elle explose à l’échelle mondiale, principalement en raison du développement fulgurant de la sidérurgie chinoise, qui a multiplié sa fabrication par sept en deux décennies. Résultat: en 2013, selon la World Steel Association, l’Union européenne n’a produit que 166 millions de tonnes d’acier, contre 821 millions de tonnes pour la Chine. La production européenne ne constitue désormais plus que 10% de la production mondiale, contre 68% pour l’ensemble de l’Asie.

Le problème, selon une analyse de l’ingénieur général des mines Pascal Faure(2), c’est que «la croissance du marché asiatique ne profite pas directement à l’industrie européenne». Car le marché mondial se structure essentiellement suivant les plaques continentales, soit l’Europe, l’Asie et l’Amérique. Et que l’exponentielle demande asiatique a eu des répercussions spectaculaires sur les prix des matières premières: le coût du charbon a quadruplé et celui du minerai a été multiplié par huit. A tel point que la marge des sidérurgistes est passée dans la poche des opérateurs miniers: «En 2000, 10% de la marge générée allait encore à l’opérateur minier, 90% au sidérurgiste. Dix ans plus tard, 80% de la marge va aux mines, 20% à la sidérurgie», souligne le spécialiste.

Crise financière de 2008

Dans ce contexte de concurrence déjà pénalisant pour la sidérurgie européenne, la crise économique et financière de 2008 a fait l’effet d’une bombe. Elle a touché de plein fouet ce secteur-clé, qui alimente de nombreuses industries de transformation, dont la construction, l’industrie automobile, l’ingénierie mécanique et l’emballage.

«L’acier irrigue l’économie réelle et est irrigué par elle», a expliqué Philippe Darmayan, président de la Fédération française de l’acier, devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale française, rappelant que les secteurs de la construction et de l’automobile représentent respectivement 34% et 18% du marché de la sidérurgie en France.

La crise de 2008 a entraîné une chute de la consommation d’acier de 22% en France, 31% en Italie et 52% en Espagne. Mais seulement de 5% en Allemagne, qui reste le modèle le plus compétitif en Europe, s’étant focalisé sur des produits à haute valeur ajoutée destinés en particulier à l’exportation.

Cette baisse de la demande a cruellement mis en lumière les surcapacités de certains sites sidérurgiques. Des mesures ont dû alors être prises dans l’urgence pour réduire la production. Dès 2012, ArcelorMittal, numéro 1 mondial de la production d’acier, a annoncé la fermeture de plusieurs sites à Florange, en Moselle, ainsi que dans le bassin liégeois, en Belgique. «La demande d’acier en Europe a baissé de 30% par rapport à ce qu’elle était avant la crise et nous en ressentons pleinement les effets», a motivé Lakshmi Mittal, le président du groupe, qui emploie 250 000 personnes dans le monde, dont 90 000 en Europe.

Ces annonces de fermetures ont secoué les sites concernés, incitant la population à prendre part à de nombreuses grèves et manifestations. En Lorraine, la fermeture des deux derniers hauts-fourneaux - alors que la région en comptait 170 il y a 60 ans - a suscité une levée de boucliers contre ArcelorMittal, accusé d’être l’auteur d’un «véritable meurtre social». Le syndicat CGT a même osé la métaphore du «génocide social»…

«Bras de fer» médiatisé

L’ex-ministre français Arnaud Montebourg, en charge des Affaires industrielles en 2012, s’est alors lancé dans un «bras de fer» très médiatisé. Mais impuissant face au milliardaire indien, il s’est vite fait accuser de «traître» par les «métallos». Le site de Florange n’a finalement pas été nationalisé, mais la majorité des 629 employés ont pu être recasés et les installations ont été «mises sous cocon» pour une éventuelle réutilisation. Plusieurs milliers d’emplois de sous-traitance seraient en revanche perdus, selon les syndicats.

Avant d’être limogé en août 2014, Arnaud Montebourg a reporté la faute sur Bruxelles: «Les Européens ont organisé eux-mêmes la destruction de leur propre industrie métallurgique, notamment en interdisant à leurs champions de disposer d’une taille critique leur permettant de se protéger des prises de contrôle.»2 Il a notamment reproché à la Commission européenne sa «vision dogmatique du droit de la concurrence». Pour sa part, le patron Lakshmi Mittal a souligné l’importance de la politique commerciale: «Il faut lutter contre les importations à bas coûts, qui se traduisent par des pertes d’emploi, pour peu que les capacités de production existent en Europe», a-t-il martelé.

Plan d’action européen

La Commission européenne n’a toutefois pas attendu les critiques de l’ex-ministre du Redressement productif ni du magnat de l’acier pour porter secours au secteur sinistré. En juin 2013, son vice-président d’alors, Antonio Tajani, a lancé un Plan d’action pour la sidérurgie, soulignant qu’«il constitue un secteur stratégique important pour l’Europe et un moteur de croissance». Une «reconnaissance» qui a réjoui l’association faîtière Eurofer, plutôt habituée à entendre parler de «vieille industrie».

Ce plan d’action vise à réévaluer les charges réglementaires qui pèsent sur le secteur, à améliorer l’accès aux marchés étrangers, à garantir des coûts énergétiques abordables ou encore à stimuler l’innovation. Ainsi, l’an dernier a été publiée une première étude de coûts des politiques énergétiques et climatiques qui entravent la compétitivité des sidérurgies européennes. Et en décembre, la Commission vient de proposer de débloquer 3,8 millions d’euros au titre du Fonds européen d’ajustement à la mondialisation. Cet argent soutiendra la reconversion professionnelle des 2200 anciens travailleurs d’ArcelorMittal en Belgique.

Une autre décision, très attendue, devrait tomber au début 2015. C’est l’introduction d’un nouveau mécanisme dans le cadre du système d’échanges de quotas d’émission de gaz à effet de serre (réserve de stabilité de marché). Eurofer suit avec intérêt cet épineux dossier. «Ce mécanisme va conduire à une augmentation des coûts pesant sur les industriels européens, qui souffrent déjà d’un déficit de compétitivité», affirme sa porte-parole Nathalie Darge. Elle souligne qu’en 2014, le marché européen de l’acier n’a enregistré qu’«une faible croissance»: «Nous sommes plutôt optimistes. Mais on ne peut pas encore parler de redressement!» I

1) www.economie.gouv.fr

2) Rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la situation de la sidérurgie en France et en Europe, N° 1240, 2013, aussi sur www.assemblee-nationale.fr

> Voir aussi le documentaire «Mittal, la face cachée de l’empire», dimanche sur RTS 2.

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Repères

L’acier en chiffres

> L’acier européen, c’est 335 000 emplois qualifiés, 1,5 million d’emplois industriels dépendant de l’alliage métallique, 500 sites de production répartis sur 24 pays, 166 millions de tonnes produites en 2014 et un chiffre d’affaires cumulé de 166 milliards d’euros. La production mondiale d’acier brut était de près de 1650 millions de tonnes en 2013.

> Depuis la crise de 2008, 20% d’emplois ont été perdus dans le secteur de la sidérurgie européenne. La production d’acier «made in Europe» a aussi baissé de 20%.

> Alliage constitué de fer et de carbone, l’acier industriel se présente sous deux formes principales: les produits longs (barres, tubes, fils…) utilisés dans la construction, l’ingénierie mécanique et l’énergie, et les produits plats (plaques, tôles, bobines…) destinés aux secteurs de l’automobile, l’emballage, les appareils, le bâtiment ou la machinerie lourde. PFY

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Un savoir-faire à valoriser

«L’industrie sidérurgique a un avenir prometteur en Europe. En maintenant sa position traditionnelle de chef de file dans la fabrication de produits innovants, elle est capable d’acquérir un avantage concurrentiel à l’échelle mondiale», a affirmé en 2013 Antonio Tajani, alors commissaire aux Industries et à l’entrepreneuriat, lors du lancement du Plan d’action européen pour l’industrie sidérurgique. Une opinion largement partagée lorsqu’il s’agit de trouver des solutions pour relancer la production d’acier en Europe.

Concrètement, nous explique Nathalie Darge, porte-parole de l’association faîtière européenne Eurofer, à Bruxelles, «il s’agit de produire des aciers à très haute résistance, destinés notamment à l’industrie automobile, qui permettent des réductions significatives de poids en améliorant la sécurité. Cette économie de poids (jusqu’à 20%) pour les pièces automobiles vise à satisfaire aux futures réglementations environnementales. Idem dans le secteur de la construction, avec le développement d’aciers spéciaux plus robustes et performants.»

Afin de stimuler l’innovation, Bruxelles et les Etats concernés vont soutenir des projets de recherche et développement (R & D). C’est dans cette optique, par exemple, qu’en novembre dernier, le président François Hollande a lancé le chantier d’une plateforme de recherche à Uckange près de Florange, en Moselle. PFY

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