Leur nom signifie «vent divin». Environ 3800 kamikazes japonais, la plupart très jeunes, ont sacrifié leur vie pendant la Seconde Guerre mondiale pour couler quelque 60 navires ennemis et en endommager près de 400. La propagande en a fait des héros, mais ces pilotes-suicides étaient-ils vraiment des volontaires prêts à mourir pour leur pays? Les explications de la chercheuse Constance Sereni, maître assistante à l’Université de Genève et coauteure, avec le professeur Pierre-François Souyri, de l’ouvrage «Kamikazes»*.
- Vous avez mené une vaste enquête sur les kamikazes japonais. Comment est née pareille stratégie et qui l’a initiée?
Constance Sereni: Après une grave série de défaites, le Japon est au bord de l’épuisement en été 1944. Il ne lui reste que quelques miettes de son aéronavale, qui en 1941 était l’une des meilleures du monde. Devant ce constat, plusieurs officiers, indépendamment, ont l’idée qu’il serait possible de maximiser l’impact des appareils et des hommes restants en les transformant en bombes humaines. Mais c’est le vice-amiral Ônishi qui, en octobre 1941, donne pour la première fois l’ordre à une escadrille de s’écraser sur des cibles. Avec le peu de moyens qui lui reste, il est chargé de bloquer les forces du général MacArthur qui veut alors reprendre les Philippines. Pour tous, il s’agit à ce moment-là d’une mission ponctuelle: la tactique n’est pas destinée à être pérennisée.
- Pareil sacrifice pour la nation existait-il déjà de longue date au Japon?
Les récits guerriers de l’époque médiévale - celle des samouraïs - comportent souvent des scènes de suicide. Mais il s’agit de se donner la mort volontairement pour restaurer son honneur ou celui de son suzerain, non dans le but de remporter une victoire. A partir des années 1930, avec la montée du militarisme, on commence à glorifier celui qui attaque au mépris de sa propre vie. Mais il faut comprendre le comportement au combat des troupes japonaises comme le résultat d’une préparation idéologique de grande ampleur et non le produit d’un quelconque atavisme culturel.
- Comment les kamikazes nippons étaient-ils recrutés, et qui étaient-ils vraiment?
Ce sont surtout de très jeunes pilotes, parmi les dernières recrues, puisqu’il serait illogique de «gâcher» un pilote chevronné à une telle mission. Une grande partie d’entre eux sont des étudiants.
- S’agissait-il de fanatiques, ou leur image héroïque était-elle de la propagande?
Pour les Américains qui y font face, seul un fanatisme tirant sur la folie permet d’expliquer la tactique kamikaze. Pourtant, les textes écrits par les kamikazes ne les montrent pas comme des fanatiques. Au contraire, beaucoup font preuve de réflexion et de sang-froid. Confrontés à des ordres cruels, ils essayent de trouver un sens à leur propre mort et font part de leurs regrets. On est bien loin de l’image des «dieux de la guerre» propagée par la propagande.
- A la fin de la guerre, les kamikazes sont devenus un élément important de la tactique militaire japonaise…
La première attaque kamikaze a été un grand succès, puisqu’un porte-avions américain, le «St. Lo», a été coulé. Devant ce résultat, la marine comme l’armée décident de mettre sur pied de grands programmes basés sur la tactique kamikaze. Elle a en effet un avantage certain: elle ne requiert pas de pilotes expérimentés. On peut former un kamikaze en une semaine, alors qu’il faut des mois pour former un pilote de bombardier compétent. On peut même simplifier les appareils au maximum, d’où l’invention des Kaiten, les torpilles pilotées, ou des Ôka, des bombes-fusées guidées jusqu’à la cible par un pilote. Mais ces appareils, développés rapidement et avec peu de moyens, sont dangereux et inefficaces.
- Globalement, les attaques des kamikazes ont-elles été efficaces?
Pour les Alliés, les kamikazes ont représenté une réelle menace. Alors qu’ils n’ont servi qu’à la fin de la guerre, ils ont été responsables de près de la moitié des dégâts infligés à des navires de guerre américains. Mais les pertes japonaises sont immenses. Seuls 17% des appareils parviennent à toucher leur cible. Pire, cette proportion va en s’amoindrissant à mesure que les Alliés développent des mesures défensives et que l’entraînement des kamikazes se réduit. La tactique a donc un impact mesurable, mais son coût est beaucoup trop élevé pour qu’on puisse la qualifier d’efficace.
- Certains ratages de cibles, plutôt nombreux en fait, ont-ils pu être volontaires, de la part de jeunes kamikazes très critiques vis-à-vis de l’armée?
On sait que certains kamikazes étaient convaincus de la futilité de leur geste. Mais la pression du groupe et de l’endoctrinement faisait que peu osaient se rebeller ouvertement. On ne possède pas d’exemple avéré de kamikazes quittant leur formation pour tenter un atterrissage, par exemple. On sait qu’ils oubliaient parfois d’armer leur bombe, ce qui rendait leur sacrifice inutile: même lancé à pleine vitesse, un avion seul fait peu de dégât à un porte-avions… Certains de ces oublis étaient-ils volontaires? Il est difficile de l’affirmer, comme il est difficile de savoir si certaines erreurs de pilotages étaient volontaires ou le résultat du stress psychologique extrême des pilotes.
- Comment expliquer que le Japon ait pareillement sacrifié sa jeunesse intellectuelle?
La fin de la guerre est dominée par l’idée que le Japon doit à tout prix tenir, sous peine d’être annihilé, quitte à sacrifier l’élite de la nation. Mais tous n’ont pas été sacrifiés de la même façon. Les étudiants en sciences, considérés comme plus utiles que ceux en lettres, ont été protégés plus longtemps. Et les jeunes officiers de métier n’ont que très rarement fait partie des escadrilles kamikazes…
- Quelles leçons peut-on retirer aujourd’hui de pareil massacre?
Aujourd’hui, il est difficile de comprendre comment ces jeunes gens ont pu partir pour de telles missions. Comment peut-on accepter une mission qui implique sa propre mort? C’est le résultat d’une campagne d’endoctrinement de la part d’un régime militariste, qui utilise et pervertit certains des instincts les plus nobles de l’homme, comme le désir de donner un sens à sa vie, ou de se sacrifier à une cause, et tout cela au service d’une guerre perdue d’avance. C’est là l’enseignement le plus important des kamikazes à mon sens.
* «Kamikazes», Constance Sereni et Pierre-François Souyri, Editions Flammarion, 2015.
******
«Je ne me bats pas pour la Marine!»
Avant leur mission, les kamikazes étaient tenus de rédiger une lettre ou un testament à leurs parents pour prouver qu’ils agissaient de leur plein gré. «Vous pouvez me féliciter. On m’a offert la chance d’avoir une mort superbe. Aujourd’hui est mon dernier jour. Le destin de notre patrie dépend de cette bataille décisive dans les mers du Sud où je vais tomber, tels les pétales d’un cerisier radieux», écrit Matsuo Isao, 23 ans, en octobre 1944.
En fait, leur courrier, destiné à être exposé publiquement à des fins de propagande, est soumis à une censure sévère. Des jeunes arrivent toutefois à transmettre à leur famille ce qu’ils ont sur le cœur. «Je le dis clairement: je ne meurs pas parce que j’en ai envie. Et je ne meurs pas sans regret. Je suis extrêmement inquiet du futur de notre pays», confie dans une lettre qui échappe à la censure l’étudiant Otsuka Akio, 23 ans, mort comme kamikaze au large d’Okinawa en avril 1945.
Certains kamikazes, prenant le risque d’être battus si leurs missives sont découvertes, n’hésitent pas à dénoncer le système. Comme l’étudiant Hayashi Toshimasa, 25 ans, qui meurt en août 1945 lors d’une mission-suicide: «Je ne me bats pas, absolument pas, pour la Marine impériale. Si je vis et je meurs, c’est pour ma patrie, et même, si je dois être franc, par fierté personnelle. Je n’ai que de l’antipathie pour la Marine impériale, pas le moindre sentiment positif. (…) Nous autres, les pilotes de la 13e classe d’étudiants mobilisés, nous avons été si terriblement opprimés!»
L’étudiant-soldat Uehara Ryoji, 22 ans, s’en prend même directement au régime: «Quel que puisse être son succès momentané, une nation autoritaire et totalitaire sera toujours finalement vaincue. (…) L’universalité de cette vérité est en train d’être prouvée par les événements présents, comme elle a été montrée par le passé: la grandeur de la liberté est éternelle.» PFY
******
Rien à voir avec les islamistes
- Les «kamikazes» islamistes peuvent-ils être comparés aux pilotes-suicides de la Seconde Guerre mondiale?
Constance Sereni: Dès le lendemain de la guerre, le mot kamikaze s’est généralisé en Occident, d’abord pour désigner des comportements téméraires ou dangereux, puis des terroristes se faisant exploser avec leur bombe. L’attaque du 11 septembre a ravivé cette mémoire, d’autant plus qu’il s’agissait d’avions utilisés comme projectiles. Cependant, la tactique kamikaze diffère en plusieurs points. Certes, chez les kamikazes japonais, le patriotisme est utilisé pour motiver les volontaires, mais il s’agit malgré tout d’ordres militaires donnés à des soldats, non de choix personnels.
De nombreux témoignages montrent combien cette notion de volontariat était d’ailleurs relative. Ensuite, il n’existe dans l’esprit des kamikazes aucune notion religieuse de récompense après la mort. Certains des kamikazes ont envisagé leur sacrifice en termes spirituels. Mais pour beaucoup, il s’agit plutôt de l’accomplissement d’un devoir qu’ils n’ont pas vraiment le choix de refuser. Il est d’ailleurs intéressant de noter que jamais au Japon on n’utilise le mot «kamikaze» pour désigner ce type d’attaque terroriste, mais un terme totalement différent, «jibaku», signifiant «se faire exploser soi-même». PFY