Le 29 août 1949 explosait la première bombe atomique soviétique RDS-1, sur le polygone nucléaire de Semipalatinsk, au Kazakhstan. Surnommée «Premier éclair» par les Russes et «Joe One» par les Américains - en référence à Joseph Staline -, cette réplique de la bombe américaine au plutonium «Fat Man», larguée sur Nagasaki au Japon le 9 août 1945, a lancé la course à l’armement nucléaire, figeant le monde pour quatre décennies de guerre froide.
«Premier éclair» a surpris la planète entière. Quatre ans après Hiroshima, personne n’attendait pareille avancée technologique de l’URSS, pas même les services secrets américains et britanniques, pour qui l’arme atomique soviétique ne pouvait être prête avant 1953 ou 1954.
Il faut dire que jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Staline ne croit pas vraiment à la faisabilité de la bombe. En avril 1942 déjà, l’éminent physicien nucléaire Gueorgui Fliorov l’a exhorté à «construire une bombe à uranium sans délai», observant le silence de plomb qui s’était soudain abattu sur le sujet aux Etats-Unis, en Angleterre et en Allemagne. Staline est vite informé de l’existence du projet Manhattan (USA, GB, CA), mais il se contente de lancer un modeste programme nucléaire en 1943, au Laboratoire N°2 de l’Académie des sciences à Moscou.
En mai 1945, le physicien Igor Kourtchatov, directeur du laboratoire moscovite, alerte à nouveau le Politburo. Mais le camarade Staline ne bouge toujours pas. Il ne semble pas non plus mesurer la portée de l’information que lui fait transmettre, au début juillet, l’espion Klaus Fuchs. Ce physicien allemand, qui participe au projet top secret américain, l’avertit de l’imminence d’un premier essai nucléaire, faisant parvenir au chef de la police politique (NKVD) Lavrenti Beria un dossier technique complet sur la bombe. Malgré le sérieux de l’info, Staline «continue à croire qu’il s’agit d’intoxication», commente l’historien français Jean-Jacques Marie, dans une biographie de Beria1.
Et même lorsque le président américain Harry Truman annonce, le 16 juillet à la conférence des vainqueurs de la guerre à Potsdam, le succès du premier essai nucléaire «Trinity», à Alamogordo au Nouveau-Mexique, Staline ne réagit pas. Ou feint de ne pas réagir. Il va falloir le bombardement d’Hiroshima, le 6 août, pour qu’il se rende enfin compte de la puissance incroyable de la bombe atomique. Il passe alors de l’attentisme à la précipitation.
Empire industriel
Dès lors, Staline met la pression sur le responsable du programme nucléaire Igor Kourtchatov, lui assignant une unique mission: fournir l’arme atomique à l’URSS. Et pour accélérer le mouvement, il nomme le très expéditif chef du NKVD, Lavrenti Beria, à la tête d’un comité d’action spécial, lui ordonnant de mener ses travaux «à une grande échelle, à la manière russe». «Le comité va disposer d’un financement illimité et d’un immense empire industriel et scientifique», explique l’historienne de la Sorbonne Françoise Thom dans un ouvrage très bien documenté sur Beria2. Ce «politburo atomique» peut réquisitionner des ressources et des équipements dans tous les secteurs de l’économie et exploiter les forces vives des sites industriels du Goulag, soit 190 000 détenus au début 1946.
Kourtchatov et Beria peuvent compter sur une équipe de chercheurs très compétents et motivés, dont le jeune Andreï Sakharov, mais en nombre bien insuffisant. Ils vont alors agir comme les Américains pour recruter des spécialistes en Allemagne. Prenant l’exemple des opérations «Paperclip» et «Alsos» destinées à alimenter en chercheurs le projet Manhattan, ils développent leur propre opération pour réunir un maximum de scientifiques et favoriser un transfert de technologie vers l’URSS.
Ils embrigadent les scientifiques de plusieurs laboratoires, dont l’équipe du physicien Manfred von Ardenne à Berlin et celle de Gustav Hertz chez Siemens, comme le souligne l’historien Rainer Karlsch, qui a enquêté sur «La bombe de Hitler»3. De 1945 à 1955, ce ne sont pas moins de 300 savants allemands qui vont travailler au programme nucléaire soviétique. Moscou refuse en revanche la collaboration que lui propose le savant communiste français Frédéric Joliot-Curie, Prix Nobel de chimie. Les Soviétiques craignent que leur programme secret soit ébruité, en connaissance de cause puisqu’ils profitent eux-mêmes allègrement de l’espionnage du projet Manhattan (lire ci-contre).
«Rafles» de spécialistes
Pour fournir les centres de recherche et de production soviétiques, le NKVD recrute aussi des milliers de techniciens. «Certains sont volontaires, d’autres envoyés en URSS manu militari», précise le chercheur Kevin Limonier, de l’Institut français de géopolitique à Paris. Ainsi, par exemple, le 26 octobre 1946, l’opération «Osoaviakhim» débouche sur une vaste «rafle» de 2500 spécialistes allemands. Emmenés par trains entiers, avec familles, bagages et parfois mobilier, ils sont répartis sur divers sites scientifiques soviétiques, où les attendent des logements plutôt confortables et des salaires attrayants.
«La plupart de ces scientifiques rentreront en Allemagne de l’Est entre 1953 et 1957, mais certains retourneront régulièrement dans les villes nucléaires comme professeurs invités», précise Kevin Limonier. Selon diverses estimations d’historiens, l’apport allemand a permis au programme atomique soviétique de gagner entre un et cinq ans.
Pour monter leurs laboratoires, les Soviétiques confisquent aussi d’importantes installations techniques, comme celles du centre Mittelwerk qui produisait les fusées V-2 à Nordhausen, ou celles de la firme Carl Zeiss.
Les réserves du Reich en uranium sont aussi d’un grand secours pour les Soviétiques qui, à la fin de la guerre, manquent cruellement de cette matière première indispensable à la production de plutonium. Ils s’emparent de cent tonnes d’oxyde d’uranium, avant d’exploiter leurs propres mines avec des milliers de détenus du Goulag.
«Tsar Bomba»
Les travaux vont alors pouvoir avancer à grande vitesse. En avril 1946 est créé le Bureau d’études N°11, l’équivalent soviétique de Los Alamos. En décembre, l’URSS se dote de son premier réacteur expérimental et en 1947 commence à produire de l’uranium. En juin 1948, elle met en fonction son premier réacteur industriel. Et le 29 août 1949, elle peut tester sa première bombe A.
Jusqu’en 1990, l’URSS expérimentera 969 engins nucléaires, dont la «Tsar Bomba», la bombe à hydrogène la plus énergétique jamais utilisée dans l’histoire de l’humanité. Larguée le 30 octobre 1961 au-dessus de l'archipel de la Nouvelle-Zemble, dans l’Arctique russe, elle est plus de 3000 fois plus puissante que la bombe d’Hiroshima. L’archipel, contaminé par de nombreux autres tests nucléaires, abrite aujourd’hui plusieurs sites d’entreposage de déchets radioactifs. I
1 «Beria - Le bourreau politique de Staline», J.-J. Marie, Ed. Tallandier, 2013.
2 «Beria - Le Janus du Kremlin», Françoise Thom, Ed. du Cerf, 2013.
3 «La bombe de Hitler», Rainer Karlsch, Ed. Calmann-Lévy, 2007.
* * *
Des villes fermées et secrètes
Entre 1946 et 1957, une dizaine de villes d’URSS ont été dédiées à la recherche et à la fabrication d’armement atomique. «Ces villes étaient fermées, contrôlées, certaines même secrètes, c’est-à-dire que jusqu’en 1990, elles n’apparaissaient pas sur les cartes», explique le géographe Kevin Limonier, qui a publié plusieurs articles sur ces «territoires monofonctionnels de puissance»(1).
En fait, précise le chercheur français, l’URSS était dans son ensemble un «pays fermé»: «Les citoyens soviétiques détenaient un passeport intérieur et souvent ne pouvaient sortir de leur région. Leurs déplacements étaient contrôlés au quotidien dans ce territoire morcelé, qui comportait des zones soumises à différents régimes, de l’ouverture totale à Moscou pour les touristes, à la fermeture totale dans des cités dont le seul nom était un numéro de boîte postale.»
Ces villes fermées existent toujours aujourd’hui. Inscrites dans une liste de 42 entités administratives et territoriales fermées (ZATO), elles ne sont toutefois plus secrètes et ont reçu un vrai nom. Dotées de check-points, elles nécessitent cependant des laisser-passer spéciaux et sont extrêmement peu ouvertes aux étrangers. «Ces villes sont restées très soviétiques. Dans les années 1990, elles tombaient en ruine, mais depuis les années 2000, elles bénéficient de subventions pour la réhabilitation de leur patrimoine urbain», note Kevin Limonier, qui nous confie ne jamais avoir pu y entrer. Ces centres, où les gens vivent en général mieux que dans les villes de province, sont aujourd’hui dévolus principalement à la recherche militaire. PFY
1) http://villesfermees.hypotheses.org
* * *
Les espions de l’atome
Les services de renseignement soviétiques ont joué un rôle déterminant dans l’achèvement rapide de la première bombe atomique russe. L’espionnage intensif du projet Manhattan, que dirigeait aux Etats-Unis le physicien Robert Oppenheimer, a fourni l’essentiel des connaissances nécessaires aux laboratoires soviétiques. L’un des espions les plus efficaces fut le physicien allemand Klaus Fuchs (photo DR). Ce communiste a travaillé à la fois au laboratoire de Los Alamos (USA) et au Centre de recherches atomiques d’Harwell (GB). Il a été condamné en 1950 mais a évité la prison à perpétuité parce que lorsqu’il a été recruté, l’URSS était considérée comme une alliée face à l’Allemagne nazie. D’autres espions ont également contribué au succès soviétique, comme Elizabeth Zaroubina, qui a su entrer dans l’intimité de grands chercheurs aux Etats-Unis. Son destin est évoqué dans le documentaire «Deux bombes pour une espionne», à voir ce dimanche sur RTS 2. PFY