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Histoire vivante

Ces soldats étrangers bienvenus en Suisse

«Histoire vivante» • Durant la Seconde Guerre mondiale, 104'000 militaires étrangers ont été internés en Suisse. Loin d’être oisifs, ils ont fourni une contribution importante à notre économie. Les explications du professeur Claude Hauser.

Les internés ont participé activement à la réalisation du plan Wahlen (ici, au Tessin). En haut, des soldats engagés dans les mines de Chandoline (VS), d’autres posant des voies à Saillon (VS) en 1942, et des militaires étudiant les sciences à Fribourg.

Propos recueillis par Pascal Fleury

Propos recueillis par Pascal Fleury

18 novembre 2015 à 16:36

L’iconographie les a souvent présentés couchés sur des chaises longues ou faisant du ski dans les stations alpines de Grindelwald ou de Montana. Les 104'000 militaires internés en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale n’étaient pourtant pas en vacances aux frais de la princesse dans notre pays. Ils ont fourni des millions de jours de travail à notre économie, en particulier dans l’agriculture et la construction des routes.

Bien accueillis par la population, ces soldats ont aussi partagé leur culture et leur science. Professeur à l’Université de Fribourg, l’historien Claude Hauser évoque cette «page positive» de l’asile, qui tranche avec la face sombre des refoulements de réfugiés. Entretien.

- A voir certaines photos d’époque, on a l’impression que les soldats étrangers internés en Suisse étaient en villégiature...

Claude Hauser: C’est un cliché. Les militaires internés en Suisse n’étaient pas venus ici pour se reposer. Il s’agissait de soldats de corps d’armée défaits, comme les Français et les Polonais en juin 1940, parfois de déserteurs, de réfractaires à l’armée, de prisonniers de guerre évadés ou encore d’Alsaciens qui fuyaient l’enrôlement dans la Wehrmacht. Ils pouvaient bénéficier du régime d’internement des militaires que la Suisse avait mis en place en tant que pays neutre. Ce système était géré par le Commissariat fédéral à l’internement et à l’hospitalisation (CFIH).

- La Suisse était déjà habituée à accueillir des soldats fuyant les conflits...

Elle l’a déjà fait lors de la guerre franco-allemande en 1870-1871, notamment avec les «Bourbaki», un épisode immortalisé grâce au panorama d’Edouard Castres, exposé à Lucerne. C’est alors le début de la Croix-Rouge. Une tradition humanitaire se met en place. Elle va se développer durant la Première Guerre mondiale, la Suisse accueillant de nombreux soldats, blessés de guerre, de diverses nationalités. Puis elle va se renouveler pendant le second conflit mondial. Cet accueil de militaires ne suscite pas beaucoup de débats, la Suisse pouvant se fonder sur la Convention de La Haye sur le traitement des prisonniers de guerre, de 1907. C’est en fait la part belle du refuge, contrairement à l’accueil de certains civils, en particulier juifs, dont on se méfie et qu&bs’on va refouler massivement, dans un relent de xénophobie et d’antisémitisme.

- Qui étaient ces militaires internés?

La première vague importante déferle au moment de la défaite de la France, en juin 1940. Le 45e corps d’armée français, qui est repoussé vers la frontière suisse par les armées allemandes, demande à être interné. Pas moins de 29'000 Français et Marocains, ainsi que 12'000 Polonais de la division du général Prugar-Ketling, débarquent dans la région jurassienne de Saint-Ursanne et du Clos-du-Doubs. Ils sont désarmés, subissent des contrôles sanitaires puis sont répartis dans des camps d’internement plus à l’intérieur du pays.

La plupart des Français pourront rentrer en janvier 1941, grâce à un accord entre le Reich et le régime de Vichy. Les Polonais, en revanche, doivent rester jusqu’à la fin de la guerre. D’autres vagues de militaires les rejoignent, dont près de 20'000 Italiens après la chute de Mussolini en été 1943, plusieurs milliers de Soviétiques, des réfractaires allemands, des pilotes américains abattus par la DCA du Reich. Ils sont logés dans les camps gérés par le CFIH, dont la devise est «discipline et travail». On est loin des images de villégiature dans les Alpes!

- Comment étaient occupés ces milliers d’internés pendant leur long séjour en Suisse?

Ils ont été engagés pour de gros travaux: coupe de bois, défrichage, extraction de tourbe à des fins de combustible dans les Franches-Montagnes, drainage de marais pour les rendre cultivables, extraction de charbon dans les mines de Chandoline, en Valais, ce pour quoi certains Polonais avaient un précieux savoir-faire. Les internés travaillaient aussi à la construction et à l’entretien de centaines de kilomètres de chemins, de ponts et de routes, dont le col du Susten. Une plaque commémorative en témoigne. Ils ont aussi posé des voies de chemin de fer, comme à Reverolles (VD), à Saillon (VS) ou au Tessin, ont tiré des canalisations au Mont-Gibloux ou à Chavannes-de-Bogis (VD), et ont effectué des ouvrages de défense.

C’était des travaux pénibles, qui se faisaient dix heures par jour par tous les temps. Ils ont été profitables à la Suisse, qui manquait de bras. Car les ouvriers suisses étaient souvent mobilisés sous les drapeaux. Parfois, toutefois, selon certains témoignages d’internés, les travaux imposés n’étaient pas vraiment réfléchis et ne semblaient servir qu’à occuper les soldats...

- Les internés ont aussi contribué à l'«effort de guerre» dans l’agriculture. En particulier dans le cadre du plan Wahlen...

Le plan Wahlen a été lancé en 1940 alors que la Suisse, isolée au cœur de l’Europe, ne peut plus importer si facilement du blé et des produits alimentaires. Le système de rationnement permet une meilleure gestion, mais ne suffit pas. L’idée de l’agronome et politicien Friedrich Traugott Wahlen est d’obtenir l’autosuffisance alimentaire en multipliant les zones cultivables dans tout le pays, y compris dans les villes. On réquisitionne même des terrains de football pour planter des patates et des céréales. Les internés participent à la mise en place de ce projet, qui nécessite beaucoup de main-d’œuvre. Ils sont aussi engagés comme auxiliaires de fermes, afin d’augmenter la production. Ils ont fourni plus d’un million et demi de jours de labeur dans ces travaux agricoles.

- Leur travail dans les exploitations agricoles privées était-il rétribué?

Les internés recevaient un salaire pour leurs travaux, mais celui-ci était versé en grande partie au Commissariat gérant les camps. Au bout du compte, les frais d’internement - et d’hôtels pour les officiers - étaient à la charge des pays d’origine des soldats. L’industrie hôtelière en a profité, mais surtout après la guerre, lorsque les soldats américains ont eu droit à des vacances dans les Alpes pour se refaire une santé. Entre 1945 et 1947, plus de 300'000 GI ont visité la Suisse, accueillis dans le cadre de l’United States Leave Action. Ils n’étaient évidemment plus internés! C’est peut-être de là que vient cette image caricaturale et tronquée de militaires internés qui se bronzent sur nos montagnes. 

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Camps universitaires

Les soldats internés en Suisse n’étaient pas qu’une main-d’œuvre appréciée. C’était aussi parfois des intellectuels et des artistes. Nombre d’entre eux, en particulier dans les rangs polonais, étaient des étudiants. Pour que ces jeunes puissent poursuivre leurs cursus, trois camps universitaires ont été mis en place dès la fin 1940: à Winterthour en lien avec l’ETH, à Sirnach puis Herisau pour les études commerciales, et à Grangeneuve puis Fribourg pour les sciences naturelles, la littérature ou la théologie, en lien avec l’Université. Un enseignement gymnasial en polonais était assuré à Wetzikon pour l’obtention de la maturité.

«L’idée était de disposer, une fois la guerre terminée, d’une élite formée pour reprendre les rênes du pays», explique le professeur Claude Hauser. Au total, 880 internés ont profité de ces cours, et plus de 300 diplômes ont été délivrés. Certains internés se sont ensuite mariés en Suisse. Les contacts amicaux se sont prolongés jusqu’à aujourd’hui. A Fribourg, la Fondation Archivum Helveto-Polonicum entretient activement le souvenir de ces internés polonais, au travers de nombreux documents et photographies. 

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Les déboires des pilotes américains internés à la dure

Le Pentagone, en avril 2014, a décerné la médaille de prisonnier de guerre à huit aviateurs américains qui avaient été internés en Suisse. Cet hommage tardif voulait récompenser le courage de ces pilotes, ingénieurs de vol ou opérateurs radio, qui s’étaient comportés comme des héros de guerre dans leur mission aérienne contre l’Allemagne nazie. Abattus par la DCA, ils s’étaient échappés vers la Suisse, où ils avaient réussi à se poser in extremis ou à se parachuter.

Internés avec d’autres Américains dans des hôtels pour officiers plutôt confortables, les aviateurs s’étaient évadés pour rejoindre leur base, comme le voulait la consigne militaire, mais s’étaient fait reprendre et incarcérer dans un camp pénitentiaire. Manque de chance, ce camp était celui de Wauwilermoos, dans la campagne lucernoise. Les Américains y subissent les pires conditions d’hébergement, dormant sur la paille avec les poux et se contentant d’une maigre soupe... Surtout, ils doivent supporter la sévérité du commandant du camp André Béguin, un «imposteur» et «filou», comme le raconte le documentaire «Atterrissage forcé», à voir sur RTS 2. Cet ancien fasciste, qui détournait l’argent destiné aux repas et volait les paquets de la Croix-Rouge, sera condamné à trois ans et demi de réclusion en 1946. 

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