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Histoire vivante

Ces oligarques qui noyautent le pouvoir

«Histoire vivante»/Ukraine • Les magnats de l’économie, qui contrôlent la moitié des richesses du pays, incarnent la corruption dénoncée sur la place Maïdan. Ils sont pourtant devenus indispensables au fonctionnement politique du pays.


Nina Bachkatov

Nina Bachkatov

30 septembre 2014 à 14:02

Par deux fois en dix ans, les manifestants de Maïdan - la place de l’Indépendance à Kiev - ont dénoncé les oligarchies, symboles à leurs yeux de la corruption et de la confusion entre le pouvoir économique et le pouvoir politique. Pourtant, si les récents événements ont modifié le rapport de force entre les différents clans, ces derniers se savent indispensables.

C’est vers eux que le président intérimaire et le premier ministre ont dû se tourner pour financer l’opération antiterroriste en avril. Les trois candidats les plus connus à l’élection présidentielle de mai dernier - Petro Porochenko (élu), Ioulia Timochenko et Sergei Tigipko - ont fait fortune respectivement dans l’agroalimentaire, l’énergie et la banque. Quant à la composition des listes pour les élections législatives du 26 octobre prochain, elle est basée sur un équilibre entre assise financière et influence régionale.

Rapport incestueux

Toutes les républiques post-soviétiques ont connu, et connaissent encore, ce rapport incestueux entre la politique et l’économie. Mais, contrairement à leurs homologues des pays riches en ressources naturelles comme la Russie, le Kazakhstan ou l’Azerbaïdjan, les oligarques ukrainiens ont dû être plus «créatifs», l’économie de leur pays reposant sur des secteurs énergivores. Ils ont vite constaté que les «directeurs rouges» restés aux commandes de l’économie étatique et désireux de poursuivre la production n’avaient pas la moindre idée de la manière dont il fallait négocier avec les fournisseurs et les clients, encore moins avec Gazprom.

Ils ont donc proposé leurs services, d’abord pour une seule entreprise, ensuite pour des groupes ou des secteurs entiers de l’économie. Puis, ces intermédiaires se sont occupés de la vente de la production et, avec l’argent accumulé, se sont lancés dans la banque, l’immobilier et - ultime signe de réussite - les médias et les clubs de football.

Leurs propres partis

Il existe aussi une spécificité ukrainienne dans la manière dont les oligarques ont parallèlement investi le pouvoir politique. Alors qu’en Russie, les groupes industriels et financiers ont préféré financer les différents partis, leurs homologues ukrainiens ont choisi de posséder leurs propres partis. Quant aux présidents, les uns après les autres, ils ont développé leur propre «famille oligarchique». Les membres et les proches de cette classe dominante bénéficiaient non seulement d’un rapport de force favorable dans les transactions mais aussi du contrôle, par la «famille», des tribunaux et des autorités fiscales et judiciaires.

C’est ainsi qu’Anders Asland, de Carnegie, décrivait l’Ukraine comme «un pays engagé dans une guerre civile entre les différents clans oligarchiques», prêts à se rallier au plus fort sans aucune référence idéologique et finançant d’ailleurs la majorité comme l’opposition.

Avec le temps, les très riches oligarques se sont graduellement désintéressés de la compétition électorale. Ils dirigent des fondations ou des organisations publiques tout en contrôlant le pouvoir par le biais de leurs protégés au parlement, au gouvernement, dans les agences publiques, les compagnies étatiques, et bien entendu les médias.

Le plus bel exemple de «reconversion» est celui de Viktor Pintchouk, le beau-fils de l’ancien président Leonid Koutchma qui, après avoir fait fortune dans la sidérurgie, contribue à la Fondation Clinton, possède sa fondation artistique, siège dans différents instituts internationaux et organise chaque année le Yalta European Strategy Summit, dans l’ancienne résidence des tsars de Livadia (cette année il a dû se replier sur Kiev).

Sur le plan national, l’oligarchie ukrainienne est principalement entre les mains d’hommes de l’est et du sud-ouest - les régions affectées par la rébellion - et divisée par une vieille rivalité entre les clans de Dnipropetrovsk et de Donetsk (lire ci-dessous). En tête de liste, on trouve Rinat Akhmetov (System Capital Management, un empire de 300 000 employés), Igor Kolomoïsky (groupe Privat dont la banque du même nom est la clé de voûte du système bancaire ukrainien), Sergueï Tarouta (fondateur de l’Union industrielle du Donbass), Dmitri Firtach (groupe DF, énergie), Igor Sourkis (distribution d’énergie), Vladimir Boïko (Illich NMK, Marioupol).

Ces oligarques n’ont pas pu rester à l’écart des manifestations de la place Maïdan de 2013-2014 en se contentant, comme dix ans plus tôt, de laisser leurs médias couvrir les événements. Car l’hiver dernier, la mobilisation populaire est née de la décision du président Viktor Ianoukovitch de choisir une alliance économique avec Moscou plutôt qu’avec l’Union européenne. Un choix crucial pour une série de grands secteurs.

Plusieurs oligarques ont déjà été parachutés par les autorités comme gouverneurs de régions rétives en mars dernier, en particulier Sergueï Tarouta à Donetsk et Igor Kolomoïsky à Dnipropetrovsk. Un autre capitaine d’industrie a été nommé second de l’administration présidentielle: Iouri Kosiouk. Cet agro-industriel est l’un des premiers Ukrainiens à avoir obtenu le certificat de conformité avec les standards européens, six mois avant le sommet de Vilnius.

Milices armées

Plusieurs personnalités de cette classe dominante ont démontré leur patriotisme en finançant les forces armées au début de l’opération antiterroriste et même des milices privées (Kolomoïsky finance par exemple le bataillon Dnipro). Ils disposent aussi de troupes de choc composées des fans de leurs clubs de football en plus des dizaines de milliers d’employés qu’ils peuvent mobiliser à tout moment. Surtout ils ont l’argent dont manque l’Etat, ils ont des contacts avec les entrepreneurs ukrainiens, russes ou autres et financent même des milices armées dans des régions où la force et l’administration publiques ont été détruites.

Toujours plus de pouvoir

Aujourd’hui, les oligarques préparent les élections parlementaires plus ou moins discrètement. Ils cherchent de nouveaux rapports de force et consolident leur pouvoir régional. Certains ont déjà obtenu quelques privilèges sous forme de monopole pour l’approvisionnement en carburant du Ministère de la défense ou l’importation de pièces de rechange pour les forces armées.

Bientôt, de nouvelles privatisations seront imposées par les investisseurs internationaux. Une manne de crédits et d’aides occidentales va se déverser sur l’Ukraine pour financer la reconstruction ou la modernisation du pays. La proximité des oligarques avec les autorités et leur capacité de contrôle seront alors primordiales. Le retour à un régime parlementaire, perçu comme un pas vers la démocratie, va paradoxalement renforcer le pouvoir des banquiers de la campagne… I

 

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Repères

Tiraillée entre l’Est et l’Ouest

> Indépendance de l’Ukraine proclamée le 24 août 1991 et ratifiée par 90,5% des électeurs. L’URSS cesse d’exister. Avec la Russie et la Biélorussie, l’Ukraine fonde la Communauté des Etats indépendants (CEI).

> Accord de coopération avec l’Union européenne dès 1994 et admission du pays au Conseil de l’Europe en 1995. Traité d’amitié et de partenariat avec la Russie en 1997. Régulières tensions autour du réseau gazier reliant la Russie à l’Europe.

> Révolution orange en 2004. Le premier ministre Viktor Iouchtchenko, réformateur libéral et candidat à la présidentielle, est victime d’une tentative d’empoisonnement puis de fraudes électorales. Il est finalement élu président en décembre.

> L’égérie de la Révolution orange, Ioulia Tymochenko, devient premier ministre. En 2010, elle échoue à la présidentielle face à Viktor Ianoukovitch. En 2011, elle est condamnée à 7 ans de prison pour abus de pouvoir lors de contrats gaziers avec la Russie.

> Nouveau mouvement de protestation sur Maïdan en novembre 2013, lorsque Kiev renonce à l’accord d’association avec l’UE. Le président Ianoukovitch est destitué en février 2014. Moscou met en alerte ses troupes. La Crimée vote son rattachement à la Russie. Ioulia Tymochenko est libérée, mais battue à la présidentielle de mai par l’oligarque proeuropéen Petro Porochenko. PFY

 

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Guerre de clans et méthodes de truands

L’histoire des oligarchies ukrainiennes remonte à la grande privatisation qui a suivi l’indépendance de l’Etat, en 1991. Son creuset se trouve à l’est du pays, où se situait un imposant complexe militaro-industriel (mines - charbon - acier - électricité) qui, après l’éclatement de l’Union soviétique, comptait encore plus de 3500 usines et 54 instituts de recherche, employait 3 millions de travailleurs et représentait 35% de l’industrie nationale.

Dans cette course au pouvoir industriel, deux clans s’opposent dès lors à couteaux tirés: celui de Donetsk et celui de Dniepropetrovsk. Tous les moyens sont bons pour bâtir un empire. «La prise de contrôle se fait souvent de façon ouvertement criminelle», raconte la journaliste Annie Daubenton, dans l’ouvrage «Ukraine - L’indépendance à tout prix» (Ed. Buchet/Chastel, 2014). Elle explique: «On pousse d’abord l’entreprise à la faillite ou le directeur à la démission. Si le responsable ne cède pas, les forces de l’ordre ou les services de sécurité - achetés par le clan - se chargent de menaces plus convaincantes. Au milieu criminel revient la tâche d’assurer l’éviction des fortes têtes. Parmi les méthodes usuelles figurent les assassinats de proches…»

Les entrepreneurs aux dents longues se tournent également vers la politique pour mieux défendre leurs intérêts économiques. Les deux clans créent leurs propres partis et placent des représentants dans toutes les branches du pouvoir ainsi que dans l’armée, les banques, les médias et les syndicats. «La plupart des premiers ministres aux affaires entre 1994 et 2004 sont issus de ces ensembles politico-oligarchiques», observe la chercheuse indépendante.

Progressivement, les deux clans se solidarisent. Mais ils échouent à placer leur candidat Viktor Ianoukovitch à la présidence en 2004. Sous les feux de la critique lors de la Révolution orange, à la suite de fraudes électorales, les grandes fortunes sortent de l’ombre. Pour se refaire une vertu et une respectabilité, elles se mettent en scène, paient la presse, soutiennent diverses actions sociales, artistiques et sportives, financent même la construction d’églises, de synagogues et de mosquées. Résultat: leur homme Viktor Ianoukovitch gagne la présidentielle de 2010.

En février dernier, à la suite du vaste mouvement de contestation provoqué par la suspension d’un accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, Ianoukovitch est destitué par le parlement. Mais en vingt ans, les oligarques sont devenus indispensables au pays. En mai, c’est l’un des leurs, le «roi du chocolat» Petro Porochenko, dont la fortune est estimée à 1,6 milliard de dollars, qui reprend la présidence.

Le proeuropéen a signé le 16 septembre un accord d’association et de libre-échange avec l’UE. Et la semaine dernière, estimant que le pire de la guerre était passé, il a présenté un plan de réformes économiques et sociales pour permettre à l’Ukraine d’être candidate à l’Union européenne d’ici 2020. Pascal Fleury

> Voir aussi le documentaire «Où va l’Ukraine? Un pays en état d’urgence», ce dimanche sur RTS2.

> Retrouver les émissions radio sur l’Ukraine de RTS-La Première sur www.histoirevivante.ch

 

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