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Histoire vivante

Big Brother. 70 ans de surveillance globale

Histoire vivante - Espionnage • Les Etats-Unis et leurs alliés des «Five Eyes» n’ont pas attendu Edward Snowden pour surveiller les télécommunications des citoyens. Depuis 1946, leurs programmes d’interception n’ont cessé de s’améliorer.

Edward Snowden

Pascal Fleury

Pascal Fleury

24 février 2016 à 14:14

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Les révélations de l’informaticien Edward Snowden, dès juin 2013, ont mis en lumière l’ampleur extrême de la surveillance des citoyens, des entreprises et des Etats par l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) et ses partenaires internationaux, dont le service britannique de renseignements électroniques (GCHQ). Soudain, le public prenait conscience de l’existence de programmes sophistiqués permettant, à l’échelle mondiale, une surveillance massive d’internet, des téléphones portables et de tout autre moyen de communication.

A la stupeur générale, on apprenait que Big Brother savait tout de nous, voyait tout, entendait tout, nous suivait partout. «Aujourd’hui, chaque frontière que tu franchis, chaque achat que tu fais, chaque appel passé, chaque site ou ami visité, chaque courriel rédigé, sont entre les mains d’un système au pouvoir illimité», dénonçait le célèbre lanceur d’alerte, repris par les médias du monde entier.

Au temps des télégrammes

En fait, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne n’ont pas attendu Snowden pour développer leur espionnage de masse. Depuis les années 1920, déjà, les deux Etats contrôlaient les télégrammes internationaux entrants et sortants sur leurs territoires respectifs. La Seconde Guerre mondiale, avec un ennemi commun, les a poussés à renforcer la collaboration entre leurs services de renseignement. En 1943, ils ont signé l’accord BRUSA, permettant l’échange de toute information provenant de la découverte, de l’identification et de l’écoute de signaux, ainsi que les codes et clés de cryptage. Une entente qui, grâce au mathématicien Alan Turing - qui a réussi à «casser» le système d’encodage de la fameuse machine nazie Enigma -, a permis plusieurs victoires alliées décisives.

Sur la lancée, Américains et Britanniques peaufinent alors secrètement, en février et mars 1946 - il y a juste 70 ans - le pacte UKUSA, clé de voûte d’une vaste alliance du renseignement, basée sur l’interception et la surveillance des télécommunications. Trois autres Etats, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, se joignent rapidement au tandem. Peu à peu, ces «Five Eyes» (Cinq Yeux) vont se partager la surveillance des communications mondiales, tandis que d’autres pays vont passer des arrangements pour bénéficier d’informations sélectives.

Du côté américain, le principal contributeur au réseau UKUSA est l’Agence nationale de la sécurité (NSA). Fondée en 1952, elle s’intéresse d’abord à l’espionnage domestique dans le cadre du programme Shamrock d’interception des télégrammes. En pratique, raconte l’historien Antoine Lefébure, auteur de «L’affaire Snowden»*, «la collecte était assurée directement par les réseaux de télégraphie américains ITT, RCA et Western Union». Ces sociétés transmettaient ensuite des copies de tous les télégrammes internationaux, par microfilms puis par bandes magnétiques, au siège de l’agence à Fort Meade dans le Maryland. Au plus fort du programme, qui s’est poursuivi jusqu’en 1975, «150'000 télégrammes étaient livrés chaque mois et analysés par les agents de la NSA en vue de produire des rapports pour la CIA et le FBI», précise l’historien des médias et consultant français.

Parallèlement, la NSA gère depuis 1967 le projet Minaret, qui se focalise sur les opposants à la guerre au Vietnam et connaît une expansion considérable sous l’administration Nixon. Au moins 1670 citoyens américains, dont des personnalités comme Jane Fonda, Martin Luther King ou le sénateur républicain Strom Thurmond, ont été mis sur écoute, de même que 3000 étrangers, ce qui a provoqué un scandale en 1975.

A l’échelle internationale, la surveillance des télécommunications se développe d’abord dans le contexte de la guerre froide. Les Etats membres du traité UKUSA peuvent compter sur des outils d’écoute toujours plus performants et, dès le milieu des années 1970, sur le réseau Echelon permettant l’interception de communications publiques et privées à l’échelle planétaire grâce à une panoplie d’antennes terrestres et de satellites espions (lire ci-contre). Sa plus grande base d’interception se trouve à Menwith Hill dans le Yorkshire (GB). Gérée par la Royal Air Force, elle compterait environ 2200 employés, dont deux tiers d’Américains, selon la presse britannique. Mais 500 postes pourraient disparaître d’ici la fin 2016, en raison de coupes budgétaires.

Espionnage économique

Depuis la chute du mur de Berlin, les «grandes oreilles» se sont tournées vers d’autres cibles, telles que le terrorisme, le trafic de stupéfiants ou le marché de l’armement. Mais selon l’historien Antoine Lefébure, c’est surtout dans le domaine de l’espionnage économique que la surveillance s’est développée.

Plusieurs affaires semblent du moins le confirmer. Comme la perte en 1994, par la société française Thomson CSF, d’un contrat de 1,3 milliard de dollars pour la surveillance de la forêt amazonienne au profit de l’américaine Raytheon, qui aurait bénéficié des écoutes téléphoniques et des interceptions de fax de la NSA. Ou, la même année, l’échec d’Airbus face aux géants américains Boeing et McDonnell Douglas, concernant un contrat aéronautique de 6 milliards de dollars avec l’Arabie saoudite. Dans ce cas, les écoutes de la NSA et du réseau Echelon auraient permis de dénoncer Airbus pour pots-de-vin auprès du Gouvernement saoudien.

* L’affaire Snowden - Comment les Etats-Unis espionnent le monde, Antoine Lefébure, Editions La Découverte, 2014.


 

Technologies de pointe

Depuis l’époque de l’interception des télégrammes, dont il fallait faire de laborieuses copies sur papier ou microfilm, les techniques d’interception et de traitement des télécommunications par les services de renseignement ont fait des progrès faramineux. Dès les années 1970, des antennes terrestres sont déployées aux Etats-Unis, en Angleterre, à Hong Kong ou encore en Australie pour «écouter» les communications transmises en masse par les satellites Intelsat. La NSA s’équipe aussi, dès 1968, de coûteux satellites espions, aux noms de code Canyon, Vortex, Magnum ou Orion, capables d’intercepter les ondes radio et de cibler nos téléphones portables.

L’espionnage se fait aussi sous la mer. L’une des premières missions d’interception au niveau d’un câble télécoms sous-marin remonte à 1971 au large de l’URSS, lors de l’opération Ivy Bells. Un manchon est placé autour d’un câble pour enregistrer les émissions électromagnétiques. Les bandes sont ensuite régulièrement collectées par un sous-marin américain. L’arrivée de la fibre optique va toutefois compliquer l’interception.

Les transmissions terrestres par liaison hertzienne sont aussi visées. Le service de renseignement britannique GCHQ en a intercepté dans les années 1990 pour espionner des activistes irlandais. La surveillance des ambassades et des hôtels reste bien sûr toujours d’actualité. PFY


 

Des révélations en rafales

Les milliers de documents secrets confiés à la presse, dès le mois de juin 2013, par le lanceur d’alerte Edward Snowden, ont permis de prendre la mesure de l’énorme machine de surveillance politique, économique et commerciale mise sur pied depuis des décennies par l’Agence nationale de la sécurité américaine (NSA), avec la complicité des services de renseignement d’autres Etats, mais aussi de fournisseurs de services sur internet.

Cet espionnage à large échelle repose sur de nombreux programmes et outils sophistiqués. Ils assurent par exemple la collecte et l’analyse des données téléphoniques de la quasi-totalité de la population des Etats-Unis, identifient les relations personnelles des citoyens en exploitant leurs données au travers de divers moteurs de recherche et réseaux sociaux, peuvent établir la carte détaillée de la vie sociale d’une personne à l’autre bout de la planète.

La surveillance va jusqu’à la géolocalisation des téléphones mobiles, au piratage des webcaméras ou à l’espionnage des jeux en ligne ou des sites de réservation d’hôtels. Une surveillance extrême qui, comme le dénonce le film «Citizenfour» de Laura Poitras, à voir dimanche sur RTS 2, met notre intimité en grand danger.

Aussi inimaginables qu’elles puissent paraître, ces révélations ne font que s’inscrire dans la continuité de dénonciations qui reviennent régulièrement dans les médias: scandales du programme Shamrock (1975), du système Echelon (1988), des écoutes téléphoniques sans mandat (2005), du «circuit Quantico» (2008)... Le monde est-il amnésique? 

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