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Histoire vivante

1970, le début de la crise permanente

Industrie suisse • La crise pétrolière du milieu des années 1970 est mal connue en Suisse. C’est pourtant à cette époque qu’est apparu l’état d’incertitude permanent né du progrès technique, explique l’historien Laurent Tissot.

Les entreprises horlogères suisses (ici la maison Chopard à Genève) ont payé un lourd tribut à la crise économique du milieu des années 1970.

Propos recueillis par Guillaume Meyer

Propos recueillis par Guillaume Meyer

11 mai 2015 à 18:36

«Le chef d'entreprise de 1970 se distingue de celui de 1930 par la formation qu'il a reçue,» explique Laurent Tissot.
«Le chef d'entreprise de 1970 se distingue de celui de 1930 par la formation qu'il a reçue,» explique Laurent Tissot.

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La crise pétrolière du milieu des années 1970 renvoie la Suisse à un souvenir douloureux: celui d’une flambée du chômage qui toucha près de 21 000 personnes. Pour autant, «il s’agit d’une crise mal connue en Suisse», observe Laurent Tissot, professeur d’histoire économique à l’Université de Neuchâtel. Dans un ouvrage* publié récemment avec d’autres chercheurs, il s’intéresse à la manière dont deux secteurs emblématiques de l’industrie suisse d’exportation, l’horlogerie et les machines, ont fait face à la crise. Et comment ils s’en sont sortis en comparaison de la crise des années 1930. Interview.

- La crise des années 1970 est-elle comparable à celle des années 1930?

Laurent Tissot: Il est difficile de comparer ces crises, qui ont des origines très différentes. Ce qui fait l’intérêt de la première, c’est qu’elle n’est pas seulement conjoncturelle (liée au repli de l’activité économique) mais aussi structurelle (liée aux révolutions technologiques et à la globalisation). Des sociétés ont été dépassées par le progrès technique, à l’instar du fabricant vaudois de machines à écrire Paillard. C’est dans les années 1970 qu’est apparu cet état d’incertitude permanent né du progrès technique, qui oblige l’industrie à être très réactive.

- Qu’en était-il auparavant?

Dans les années 1930, 40 ou 50, les entreprises horlogères et métallurgiques disposaient non seulement d’un savoir-faire technique, mais pouvaient bénéficier d’un appareil de production intact. Après la guerre, il fallait reconstruire le monde. Il y avait donc des commandes en grande quantité que les entreprises suisses ont été en mesure d’honorer tout de suite. Les «trente glorieuses» ont été très favorables pour la Suisse.

- Face aux différentes crises, les entreprises suisses ont-elles réagi de la même manière?

Elles ont parfois repris dans les années 1970 des remèdes des années 1930, ce qui a peut-être aggravé les choses! L’exemple de l’horlogerie est parlant. Cette industrie, qui s’était constituée en cartel après la Première Guerre mondiale, a plus ou moins bien résisté à la crise des années 1930. Quand l’économie a replongé au début des années 1970, le cartel horloger avait en grande partie volé en éclats. Les entreprises se sont alors demandé s’il fallait poursuivre le démantèlement des barrières qui les avaient protégées dans les années 1930. Cela a ajouté à l’incertitude née de la crise.

- En quoi le chef d’entreprise de 1970 se distingue-t-il de celui de 1930?

Dans les années 1930, la plupart des dirigeants d’entreprises suisses étaient peu formés. A l’époque, la seule école de management, c’était l’armée! Une grande partie des patrons agissent en fonction de critères très formalisés: si ça ne va pas, on licencie ou l’on fait appel à des compétences extérieures. Dans les années 1970, la plupart des dirigeants d’entreprises ont une formation universitaire: leurs références sont beaucoup plus théoriques. Cela contribue à expliquer l’évolution des réactions des entreprises entre les années 1930 et les années 1970. L’exemple de Paillard est éclairant à cet égard (lire ci-dessous).

- Quel rôle a joué l’Etat lors des différentes crises?

En Suisse, l’Etat intervient le moins possible dans les affaires des entreprises. La Constitution fédérale dit que les acteurs sont libres de faire ce qu’ils veulent. Y compris des cartels, d’ailleurs. En 1950, la Suisse était le pays le plus cartellisé au monde! J’ai évoqué l’exemple de l’horlogerie, on peut également citer la cimenterie. Mais tolérer les cartels, c’est pratiquer une forme d’aide aux entreprises, ce qui revient à mener une politique industrielle.

- La Suisse a-t-elle aujourd’hui besoin d’une politique industrielle plus active, sur le modèle français?

Avant de mener ce débat, il y a une question à se poser: la Suisse a-t-elle des industries d’intérêt national? Si oui, quelles sont-elles? Et faut-il agir contre leur démantèlement? En France, l’ancien ministre de l’Economie Arnaud Montebourg a eu le mérite de mettre le doigt sur le problème. Que dirait-on si la chimie suisse partait aux Etats-Unis du jour au lendemain? Ou si les entreprises horlogères de la vallée de Joux, qui sont nombreuses à appartenir à des groupes français, quittaient la Suisse pour la France? Il ne faut pas éluder ces questions.

* Margrit Müller et Laurent Tissot (éd.), Les entreprises dans les crises économiques du XXe siècle, Editions Alphil.

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Quand l’horlogerie formait un cartel

L’industrie horlogère suisse a connu deux crises majeures au XXe siècle. La première frappe les entreprises au sortir de la Première Guerre mondiale. La seconde intervient entre le début des années 1970 et le milieu des années 1980. Entre ces deux crises, la branche a cherché à s’abriter de la concurrence en se constituant en cartel. Un cartel dont la force n’en finit pas d’étonner les chercheurs. Même si à l’époque «la cartellisation de l’horlogerie n’est pas une exception dans le paysage économique helvétique, voire européen», explique l’historien Johann Boillat, auteur d’un ouvrage de référence** sur le cartel horloger.

Pour comprendre le phénomène, il faut revenir à la Grande Guerre. «Les industriels suisses ont profité de la politique de neutralité du pays pour accroître de manière très sensible les livraisons de matériel aux belligérants en 1914-1918», rappelle le chercheur. «Ce qui frappe en revanche, c’est la violence de la crise dite de «reconversion» (1919-1923). Du jour au lendemain, littéralement, les débouchés militaires - livraisons de mouvements de montres, fabrication de pièces pour les obus, équipement de montres-bracelets pour les soldats - se tarissent.» L’ensemble du tissu régional entre en crise, des fabricants de machines aux fournisseurs de pièces détachées en passant par les sous-traitants et les manufactures.

La réponse sera la cartellisation du secteur. La Chambre suisse de l’horlogerie (CSH), l’association patronale de la branche, met sur pied un véritable programme de redressement national. Intitulé «Restauration horlogère», le dispositif comprend plusieurs volets: technologique (normalisation des fournitures), financier (centralisation des crédits bancaires), productif (limitation de la fabrication), idéologique (lutte contre la concurrence suisse et étrangère) ou encore économique (stabilisation, puis renforcement des prix). «Il faudra presque vingt ans à la CSH pour y parvenir», souligne Johann Boillat.

Fait notable, l’Etat suisse a joué un rôle actif dans la cartellisation du secteur horloger, notamment en rendant obligatoire la politique tarifaire et commerciale décidée par le cartel. Il l’a fait pour lutter contre le chômage, mais aussi «pour préserver la liberté de commerce et d’industrie» face au pouvoir d’attraction du fascisme, note l’historien.

Le cartel a connu sa forme la plus aboutie entre 1941 et 1951, selon Johann Boillat. Mais dès 1945, «la libéralisation des échanges internationaux provoque un appel d’air». Le cartel se fissure, les acteurs se démobilisent et l’Etat amorce progressivement son retrait. Quand l’économie replonge au début des années 1970, le cartel horloger a en grande partie volé en éclats. GM

** Johann Boillat, Les véritables maîtres du temps. Le cartel horloger suisse (1919-1941), Ed. Alphil.

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Paillard, la chute d’un fleuron industriel

C’est l’histoire d’un fleuron industriel à qui la crise des années 1970 a coupé les ailes. L’entreprise vaudoise de petite mécanique Paillard représente un cas d’école de reconversion ratée. Au milieu des années 1960, Paillard courait encore de succès en succès. Plus grande entreprise industrielle de Suisse romande, elle employait alors près de 3000 personnes entre Yverdon et Sainte-Croix. Vingt ans plus tard, en 1989, elle fermait définitivement ses portes.

Paillard, c’était d’abord un atelier d’horlogerie, celui que Moïse Paillard ouvre en 1814 à Sainte-Croix. Mais la marque doit sa renommée internationale aux machines à écrire Hermès et aux caméras Bolex. En 1935, l’entreprise lance la plus petite machine à écrire portable du monde, l’Hermès Baby, appelée à un succès planétaire.

A la même époque, la fabrique vaudoise, alors dirigée par l’autoritaire Albert Paillard, entreprend de diversifier ses activités. «Elle a procédé de façon complètement aléatoire en recrutant un ingénieur qui fabriquait des caméras à Genève, sans savoir ce qu’elle pouvait en attendre», explique l’historien Laurent Tissot. Par chance, Paillard a tiré le bon numéro: le travail de l’ingénieur débouche sur la commercialisation, à partir de 1935, de la légendaire caméra Bolex H16, qui va rapidement conquérir le monde.

A l’aube des années 1970, l’entreprise a changé de visage. Elle est désormais dirigée par le petit-neveu d’Albert Paillard, François Thorens, qui a fait des études universitaires. «Il a recruté des diplômés des écoles polytechniques pour mettre au point une stratégie d’innovation», reprend Laurent Tissot. «Le problème, c’est que Paillard œuvrait dans un secteur extrêmement délicat, face à des géants américains comme IBM, qui consacraient d’énormes moyens à la recherche.»

Quand les commandes chutent au milieu des années 1970, Paillard voit son salut dans les imprimantes à encre. Il ne fera pas le poids face à la concurrence américaine et sombrera une décennie plus tard. Moralité: le flair vaut parfois bien des diplômes universitaires… GM

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