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Évasion

Sur les pas des nomades kirghizes

Ses steppes sauvages envoûtent les rares touristes qui s’aventurent sur les hauteurs du Kirghizistan, ce joyau méconnu d’Asie centrale


 angélique eggenschwiler

angélique eggenschwiler

23 août 2023 à 04:01

Asie centrale » Ce n’est pas si laid. Ancienne forteresse russe, sortie de terre comme un champignon nucléaire au siècle dernier, la ville était pourtant mal partie. Echoués après 8 h de vol dans ce temple du modernisme soviétique, les amateurs de vieilles pierres et de label Unesco ont de quoi s’étouffer entre les barres d’immeubles décaties et les bustes de Lénine qui végètent sur des squares désespérément rectangulaires, à mi-chemin entre l’hippodrome et l’insolation. Bienvenue à Bichkek.

Bichkek qui, entre deux accidents architecturaux, offre un premier tableau de la société kirghize: cosmopolite, moderne, traditionnelle ou non, gastronomique ou pas (si vous croisez des vendeuses de Maksym Shoro dans la rue, passez votre chemin). Un joli foutoir fait d’entrepreneurs en Lexus et d’édentés en Lada errant dans les allées du bazar d’Osh où se marchandent pêle-mêle crop top échancrés, hidjabs en soldes et tripes de mouton. Mais inutile de s’attarder plus d’un jour.

Contrées lunaires

Inutile et malavisé quand on espère toucher des yeux ne serait-ce qu’un dixième des beautés du Kirghizistan, ce petit pays montagneux avec sa syllabe en trop et ses pics à 7000 mètres. Direction plein sud, avec un (gros) détour par l’est dans un décor qui ne manque pas de poésie, mais de routes si. Deux cent septante kilomètres plus tard en taxi, marchroutka ou autostop, une institution ici, le dépaysement est total. Passé Kotchkor les reliefs se dénudent, s’ombragent, comme recouverts d’un voile de velours épais. Quelques yourtes déjà, celles qui offriront le gîte et le couvert aux touristes sur les rives du lac Son Koul.

Son Koul, le panorama peut-être le plus caractéristique de ces contrées lunaires, toutes de prairies verdoyantes arpentées à grandes foulées transhumantes de juin à septembre. Pour l’atteindre, deux jours de marche, ou plutôt d’équitation à raison de trois heures par jour par égard pour les séants internationaux peu rompus à ces sentiers escarpés à flanc de précipice. Déchirant les troupeaux de yaks, on s’enfonce dans des vallées sauvages, éblouis par ces paysages injustement méconnus. Ou miraculeusement. On observe les marmottes en se dandinant sur notre selle, en bénissant l’invention de l’automobile. A l’arrivée le paradis. En un peu mieux.

Plus vaste que le lac de Neuchâtel, celui-ci s’étend au milieu des sommets enneigés du massif du Tian Shan, à 3000 mètres d’altitude. Rien à l’horizon si ce n’est les hardes de chevaux qui s’emballent sur les collines. Quelques vaches talonnées par les nomades qui récoltent les bouses pour chauffer le camp. Les spassiba résonnent dans les yourtes où l’on trinque au koumis pour les estomacs téméraires prêts à tester cette boisson nationale à base de lait de jument fermenté dans un coin dépourvu de papier toilette. Et de chasse d’eau. Et de cuvette.

Chasseurs à l'aigle

On reprend finalement le chemin de la réalité qui bifurque en contrebas en direction du lac Issyk Koul. La mer plutôt avec ses 6236 km2 d’eaux transparentes (10 fois le lac Léman) à 1600 mètres. Au nord, de vieilles stations balnéaires qui accueillaient autrefois la bonne société soviétique dans des hôtels au charme discret, très discret et à la moquette défraîchie. Au sud, des scènes de fin du monde, sa version cinéma, faite de canyons arides et de stations-service abandonnées de part et d’autre de Bokonbayevo, fief des derniers chasseurs à l’aigle qui cultivent cette tradition ancestrale.

Tout à l’est, Karakol accueille les touristes hivernaux venus s’équiper dans ses commerces avant de filer vers les domaines skiables de la région. La ville est le point de départ de plusieurs treks réputés, parmi lesquels la vallée d’Altyn Arashan et ses sources d’eau chaude naturelles bienvenues après 15 km de marche (60 si on compte le dernier, interminable). Les plus aguerris poursuivent jusqu’au lac Ala Kul niché à 3500 mètres; un trek exigeant sur les terres du léopard des neiges qui ressemblent ici à s’y méprendre aux Alpes suisses. Sauf que ce n’est pas la Haute-Savoie qui se dessine de l’autre côté du glacier. Mais la Chine.

Quinze kilomètres plus bas, c’est déjà l’heure du retour pour les routards du dimanche qui n’auront pas prévu deux semaines supplémentaires pour explorer le sud du pays, ses bazars millénaires et ses vastes steppes façonnées par la route de la soie. On traverse en sens inverse ces terres sauvages et métissées, terres d’islam, de chamanisme et de chrétienté où les sonorités slaves ondulent aux chants des manashi sur un fond de pop ouzbèke. Terres de convergence sans cesse disputées à la croisée des empires et des grands axes commerciaux, terres de conquêtes surtout dont on devine les strates dans cette mosaïque de coutumes irriguées par le sang des envahisseurs et les larmes des nomades. Sans rancune. Les vieilles gloires bolcheviques s’invitent sur des places à la mémoire de Gengis Khan à l’ombre d’une immense publicité Coca-Cola.

Retour au bitume donc, aux nids-de-poule (d’autruches plus vraisemblablement) et aux vendeuses de Maksym Shoro qui ne nous auront pas cette fois. Retour aux grands squares blafards, retour au trafic infernal, retour à la capitale. Capitale qui, lorsqu’on la traverse le ventre plein de koumis et les yeux de spectacle, lorsqu’on la quitte le bagage alourdi par les chapeaux en feutre et la nostalgie, n’est pas si laide en fin de compte.

AE

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