«Une place pour les Yéniches va de soi»
Les gens du voyage manquent d’espaces de stationnement. Les cantons ont le devoir d’en aménager
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Patrick Chuard
20 mars 2020 à 02:01
Nomadisme » L’épidémie de coronavirus touche les gens du voyage de plein fouet. «Le printemps est une saison importante pour nous, car nous reprenons la route et beaucoup d’entre nous proposent du service chez des particuliers», explique Albert Barras, porte-parole des Yéniches. Les voyageurs demandent aux cantons et aux communes un assouplissement du régime des places de transit. Plusieurs familles fribourgeoises sont restées sur leur place d’hiver, à Posieux, où l’espace est insuffisant pour accueillir tout le monde (LL du 17 février). Le point avec Aude Morisod, coordinatrice de l’Aumônerie catholique suisse des gens du voyage.
Le canton de Fribourg a déjà créé deux places d’accueil pour les gens du voyage. Pourquoi en faut-il une troisième?
Aude Morisod: Il y a une place permanente pour les gens du voyage suisses, les Yéniches, à la Pila (Posieux). Aménagée en 2010, elle compte 22 emplacements. Elle est aujourd’hui trop petite. L’autre place, celle de La Joux-des-Ponts, à Vaulruz, est destinée aux nomades étrangers. La Joux-des-Ponts pourrait théoriquement s’adresser aussi aux gens du voyage suisses, mais ils ne vont jamais y aller.
Pourquoi pas? Après tout, on impose bien la mixité aux sédentaires.
Il faut dire que La Joux-des-Ponts a deux affectations. A la belle saison, la place est réservée aux nomades en caravane et, en hiver, elle est destinée aux routiers. Surtout, les «familles» de voyageurs (on parlerait d’«ethnies» pour les sédentaires) n’ont pas les mêmes habitudes de vie. La différence entre un Yéniche et un Rom étranger peut être bien plus grande qu’entre un Suisse sédentaire et un migrant qui viendrait de Syrie. En effet, quelques groupes d’origine rom ont gardé certaines habitudes ancestrales qui les éloignent de nos propres coutumes, sans doute pour des raisons identitaires. Parmi ces données culturelles, certaines sont absolument incompatibles avec les habitudes des Yéniches, qui sont «plus Suisses que les Suisses» et qui tiennent beaucoup à la propreté.
L’Etat ne met pas de terrains à disposition du citoyen lambda, pourquoi devrait-il le faire pour les Yéniches?
C’est la grande question du nomadisme. Par définition, cela demande une certaine liberté de mouvement, mais la Suisse est un pays exigu. En plus, il y a peu de terrains qui peuvent potentiellement être dévolus aux Yéniches, en raison des zones d’affectation. En 2019, une Vaudoise défunte avait légué un petit terrain à des voyageurs. Mais il était situé dans une zone de forêt protégée. Il était donc impossible d’y aménager un emplacement pour des caravanes avec une évacuation des eaux usées.
Franchement, y a-t-il de la place pour le nomadisme en Suisse?
Oui, même s’il n’y a pas beaucoup de terrains libres, mais quand même. L’argument financier est souvent mis en avant de manière exagérée, comme pour la place de Wileroltigen (BE). Les citoyens, qui l’ont acceptée le 9 février, auraient pu hésiter devant le coût de trois millions pour son aménagement. Les Yéniches estiment que l’on peut faire des places à bien meilleur marché. Je cite leur porte-parole, Albert Barras, qui disait le 17 février qu’«en matière de places de stationnement, nous sommes prêts à contribuer de notre poche. Une petite somme sera demandée à chaque famille qui veut utiliser cette place.»
Les sédentaires doivent densifier leur habitat. Ne peut-on pas demander le même effort aux nomades?
Les besoins sont différents. Un immeuble peut être construit en hauteur. Pour des caravanes, il faut un minimum de terrain. Entendu que leurs caravanes ne sont pas petites et qu’il faut souvent ajouter à la voiture un fourgon pour le travail. Avant de considérer que c’est un luxe, je dirais aux sédentaires: «Mettez votre villa sur quatre roues et voyez l’espace que ça prend!» Il faut aussi préciser qu’une place qui était assez grande il y a dix ans ne l’est logiquement plus aujourd’hui: des enfants qui avaient dix ou quinze ans en 2010 sont devenus adultes depuis lors, sachant que les générations sont très courtes chez eux. Cet hiver, vingt nouvelles familles de gens du voyage ont dû se débrouiller pour trouver de la place chez des privés. Certaines étaient stationnées près de la Saidef, avec une permission officielle du canton. Ceci dit, elles étaient sous des arbres, ce qui comportait des risques avec les rafales.
Pourquoi Fribourg devrait agir alors que le canton de Vaud voisin, beaucoup plus grand, ne dispose toujours pas de place d’accueil?
Les vingt familles dont j’ai parlé sont tous des Yéniches fribourgeois. La Confédération a signé en 1998 la Convention-cadre européenne pour la protection des minorités nationales: elle stipule qu’on octroie à une minorité ce qui constitue l’essentiel de son identité. Pour quelques milliers de Yéniches, c’est le nomadisme. Chaque canton est sommé de mettre en œuvre cette convention et d’accorder autant de places que nécessaire. Argovie, Saint-Gall ou le Jura ont pris les devants. J’ajoute qu’en 2018, la Suisse a ratifié la Convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel: désormais le nomadisme figure dans notre patrimoine. L’effort qui est demandé au canton de Fribourg va donc de soi.
De quoi vivent les Yéniches? On constate une grande méfiance dans une partie de la population.
Ils pratiquent toutes sortes de métiers, mais je ne veux pas en parler à leur place. Certains craignent de perdre leurs clients si on les identifie à des voyageurs. Je signale que de grandes entreprises de récupération de métaux et de recyclage sont à la pointe de l’écologie. La méfiance chez les sédentaires est malheureusement un reste de leur imaginaire: on les traitait de voleurs de poules, voire de voleurs d’enfants. C’est typique d’un système de projection: on les a longtemps accusés de voler des enfants, alors que c’est exactement ce que les sédentaires ont commis à leur égard avec le programme Enfants de la grand-route de Pro Juventute.
Etes-vous nomade vous-même?
Pas du tout, mes racines valaisannes et fribourgeoises sont profondément sédentaires. Et je ne parle d’ailleurs pas au nom des Yéniches. On ne s’improvise pas voyageur. Mais la découverte du nomadisme m’a beaucoup apporté. J’aimerais dire à tous les Fribourgeois qu’on peut dépasser la méfiance et vivre une vraie rencontre avec les nomades.
Les gens du voyage sont «plus Suisses que les Suisses», dites-vous, et pourtant leur culture est différente.
Oui, même si beaucoup de Yéniches se sont aujourd’hui sédentarisés et s’ils sont en fait semi-nomades. Ils ont leur propre langue et leurs expressions. Le chanteur Stephan Eicher, d’origine yéniche lui-même, en parle très bien. Les Yéniches ont par exemple gardé une grande capacité à faire des liens et des associations d’idées, ce que notre culture occidentale a perdu avec le cartésianisme. Beaucoup de voyageurs n’ont suivi que l’école obligatoire, mais ce sont des autodidactes extraordinaires. Ils représentent l’altérité, qui est une valeur en train de disparaître dans nos sociétés. C’est une grande chance pour notre pays d’avoir des nomades parmi ses concitoyens.
Dans la crise actuelle du coronavirus, que conseillez-vous aux Fribourgeois qui verraient venir à leur porte des Yéniches pour leur proposer de repeindre les façades de leur villa, ou de refaire leur jardin?
Je leur dirais d’accepter, bien sûr! Avec le respect des 2 mètres de distance, exigés pour la sauvegarde de tous. C’est maintenant le moment idéal pour prouver notre solidarité les uns vis-à-vis des autres.
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