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Histoire vivante

Raqqa, reconstruction en trompe-l’œil

Libérée en 2017, l’ex-capitale du «califat» est encore en ruine. Les habitants sont livrés à eux-mêmes


 Luc Mathieu envoyé spécial à Raqqa

Luc Mathieu envoyé spécial à Raqqa

24 mai 2019 à 04:01

Syrie » La place al-Naïm a retrouvé son marbre, ses arches blanches et ses bassins carrelés. La place est l’une des incarnations de la sauvagerie de l’Etat islamique. C’est là que ses djihadistes avaient l’habitude de décapiter en public et de planter les têtes sur des piques. Là aussi qu’ils ont paradé en juin 2014 juchés sur des chars, fêtant la déclaration du «califat». Trois ans plus tard, en octobre 2017, ils étaient chassés de Raqqa par les combattants kurdes et arabes des Forces démocratiques syriennes (FDS). De la place al-Naïm, il ne restait rien.

Elle est aujourd’hui à nouveau là, à l’identique, juste plus propre qu’avant l’irruption de l’Etat islamique. Mais sa rénovation est aussi un trompe-l’œil. Il suffit de regarder les bâtiments qui la bordent. L’un n’est plus qu’un tas de gravats, un autre a son toit qui a basculé et pend à la verticale. Certains immeubles n’ont plus de façade, laissant apparaître ce qui a été une salle de bains ou le canapé rose d’un salon. Ravagé par la guerre contre le groupe Etat islamique et les bombardements de la coalition internationale, Raqqa est encore en ruine.

Ville détruite à 80%

«Quand la ville a été reprise, c’était une cité fantôme. Il n’y avait plus que des gravats, des mines artisanales et des cadavres. L’odeur de mort était partout. Raqqa a été détruite à plus de 80%. Il faut tout rebâtir, les immeubles, les maisons et les infrastructures», explique Ibrahim Hassan, chef de la reconstruction au conseil civil de Raqqa. Pour l’heure, les égouts et l’approvisionnement en eau ont été refaits. Les bâtiments les plus touchés ont été rasés. Plus d’un million de mètres cubes de pierre, de ciment ou de briques ont été déblayés et transportés hors de la ville. Mais le plus gros reste à faire. «On estime qu’on a reconstruit seulement 30%», poursuit Ibrahim Hassan.

L’élu en veut surtout à la communauté internationale. «La plupart des pays de la coalition ont promis de nous aider et de nous financer. Mais en réalité, ce ne sont que de vaines promesses, ils ne nous donnent rien. C’est une catastrophe, il y a plus de 1,5 million d’habitants à Raqqa et dans les villages environnants. C’est tout le gouvernorat qui a subi des destructions, il faudrait un plan Marshall.» Selon lui, seuls quelques millions de dollars ont été versés par les pays de la coalition depuis la reprise de la ville.

Solution? La débrouille!

Les habitants n’ont d’autre choix que de se débrouiller seuls. «Si j’arrive à trouver l’argent, il me faudra six mois pour finir de reconstruire ma maison», dit Tahsin al-Ahmed, un commerçant jovial de 52 ans. Située à quelques centaines de mètres de la place al-Naïm et juste à côté d’une église, sa demeure ne ressemble plus à grand-chose. Il y a bien des pans de murs qui ne se sont pas éboulés, mais ils s’arrêtent au niveau du premier étage. Au-delà, plus rien. Son habitation n’a pas été détruite par une bombe de la coalition mais par l’Etat islamique. «Ils avaient transformé l’église en prison. Et un jour de l’été 2017, ils ont dit à tout le quartier d’évacuer parce qu’ils allaient la faire exploser. Ils l’ont piégée et ma maison a été soufflée. Je ne sais même pas s’ils avaient sorti les prisonniers.»

Tahsin n’a reçu aucune aide, mais ne se révolte pas. Il se dit même «content de l’action du conseil civil». Et d’ajouter: «Ils font ce qu’ils peuvent. On verra comment ça évolue, mais franchement, vu ce qu’on a vécu, il y a de la marge.»

Durant près de trois ans, le commerçant a observé ces djihadistes qui passaient leur temps à tuer. «Assassiner était une routine pour eux. Ils tuaient avec des balles, avec des sabres, en enfermant des gens dans une voiture sur laquelle ils tiraient au lance-roquettes. Ils tuaient partout, sur la place, à côté des mosquées et au marché à bestiaux. Il y avait des règles pour tout. J’ai plusieurs proches qui ont été assassinés, soi-disant parce qu’ils étaient des «infidèles». C’était une horreur.»

La vie a repris à Raqqa. Dans la principale artère commerciale, la rue Tal-Abyad, les échoppes se succèdent. Un marché a été installé dans les gravats. Le parc Rashid est lui aussi ouvert. L’herbe est rare et la plupart des bancs cassés, mais des enfants jouent et des jeunes se promènent. Le seul vestige de la présence de l’Etat islamique tient dans ces quelques marches, à l’entrée du parc. Les djihadistes y avaient installé des sièges, comme dans un cinéma, face à un mur où ils projetaient leurs films d’exécutions et de tueries.

Déçu par la coalition

Ibrahim Hassan, le chef de la reconstruction, ne sait toujours pas qui a tenté de le tuer. «J’avais reçu des menaces de l’EI et de groupes liés à la Turquie.» Le 11 janvier 2018, un assassin s’introduit chez lui, armé d’un pistolet doté d’un silencieux. Ibrahim Hassan tombe, touché par six balles. Les médecins en enlèveront cinq. Une est toujours logée à côté d’une vertèbre. Ibrahim Hassan est depuis dans un fauteuil roulant.

«Une équipe américaine est venue me voir à l’hôpital, à Souleimaniye (au Kurdistan irakien, ndlr), ils m’ont promis de m’emmener dans un hôpital à l’étranger. La balle pourrait peut-être être extraite et, qui sait, je pourrais alors remarcher. Ils m’ont dit de retourner chez moi et qu’ils reviendraient. Mais ils ne sont jamais revenus. C’est quand même choquant que la coalition n’aide pas ceux qui ont travaillé avec elle.»

@ Libération

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TV: Mossoul après la guerre
Di 23 h, lu 23 h 50

 

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