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Histoire vivante

Quand on internait les filles-mères

En Suisse, jusqu’en 1981, les citoyens trop «dérangeants» pouvaient être emprisonnés sans jugement


 Propos recueillis par 
Pascal Fleury

Propos recueillis par 
Pascal Fleury

26 août 2016 à 07:00

Scène du film suisse Lina (2016), qui s’inspire de l’histoire réelle de plusieurs filles-mères internées dans les années 1960.
Scène du film suisse Lina (2016), qui s’inspire de l’histoire réelle de plusieurs filles-mères internées dans les années 1960.

Ordre social » Le scandale des enfants placés et exploités aux XIXe et XXe siècles en Suisse a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années. Mais les victimes n’étaient pas que des enfants. Au nom de l’ordre et de la morale, la société s’en prenait aussi aux adultes. Jusqu’en 1981, des dizaines de milliers de personnes qui s’étaient écartées de l’ordre social ont été emprisonnées sans jugement, pour fainéantise, alcoolisme, vagabondage, prostitution ou simple inconduite. De nombreuses filles-mères ont aussi été internées.

Depuis 2014, une loi permet leur réhabilitation. La question de leur indemnisation est aussi en bonne voie aux Chambres fédérales. Mais qui étaient vraiment ces internés administratifs? Et comment comprendre pareille sévérité de la part des autorités de l’époque? Les explications d’Anne-Françoise Praz, professeure associée en histoire contemporaine à l’Université de Fribourg et co-vice-présidente de la Commission indépendante d’experts (CIE), chargée par le Conseil fédéral d’une étude scientifique sur les internements administratifs et autres mesures de coercition à des fins d’assistance.

Qui étaient ces gens qui dérangeaient au point d’être internés?

Anne-Françoise Praz: Ces personnes n’avaient pas commis de délit; mais elles déviaient de «la notion fondamentale de travail nécessaire et honorable», comme le souligne un rapport vaudois de 1935. Les différentes lois stigmatisent surtout la fainéantise et l’immoralité. Dans notre étude, on observe que l’interprétation de ces notions pouvait grandement diverger entre les cantons: ici, les fainéants étaient les personnes sans travail régulier, là ceux qui pratiquaient un métier non «honorable», comme les souteneurs ou les prostituées. En règle générale, il s’agissait de personnes des classes défavorisées. A Bellechasse, on trouve même des «internés volontaires» venant passer l’hiver en prison.

Dans quels contextes historiques et sociaux ces mesures coercitives se sont-elles développées?

L’internement administratif – soit la privation de liberté sans décision judiciaire – existe dans l’histoire des démocraties, mais surtout dans les périodes de crises et de guerres. La Suisse est un des rares pays qui l’a connu en dehors de ces périodes et pour une longue durée, de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1981. La loi fédérale sur les placements à des fins d’assistance propose alors une nouvelle régulation. Nous tentons d’expliquer cette «exception suisse». Au départ, il s’agissait surtout de régler des problèmes d’assistance, à l’égard des mendiants ou des assistés accusés d’abuser de l’aide reçue. A Fribourg, ces personnes étaient enfermées à Bellechasse et contraintes au travail dans les ateliers, les services domestiques, et sur le domaine agricole. Les archives révèlent la dureté des conditions de vie et de travail.

Les alcooliques font-ils aussi partie de ces internés?

On les appelle alors les «buveurs d’habitude». On les interne s’ils mettent en danger la sécurité, n’arrivent pas à s’insérer au travail ou ne soutiennent pas leur famille. Selon la loi vaudoise sur la prévoyance et l’assistance publique de 1938, les curables sont envoyés dans les hôpitaux psychiatriques, tandis que les incurables sont internés. Les allers-retours ne sont pas rares et les critères de curabilité restent à analyser, pour repérer la prise de conscience de l’alcoolisme comme maladie.

Quid des prostituées?

Elles subissent l’internement surtout à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en raison de leur «inconduite». Pareille mesure est prise au nom de la santé publique et de la défense nationale. Il ne faut pas contaminer ni affaiblir les soldats avec des maladies vénériennes! Vaud, Neuchâtel et Fribourg édictent des lois en ce sens. Les prostituées lausannoises sont internées en particulier à Bellechasse, où un espace accueillait des femmes de toute la Suisse. Des souteneurs sont aussi emprisonnés, de même que des parieurs et des joueurs.

Le plus choquant, ce sont ces filles-mères internées dans les années 1960, comme Ursula Muller-Biondi, qui témoigne dans le film Au nom de l’ordre et de la morale?

Aujourd’hui, il nous semble incroyable que des femmes de 17 ans aient pu être internées dans les années 1960 encore, du simple fait de leur grossesse hors mariage. Cet internement s’observe dans la seconde moitié du XXe siècle, surtout en Suisse alémanique. Le risque d’immoralité semble s’être alors déplacé de la prostituée à l’adolescente.

Un autre type d’internement est repérable avant la guerre: des mères célibataires sont internées «préventivement», lorsque la femme est estimée «de mœurs légères», afin d’éviter d’autres grossesses qui seraient à la charge des communes. Dans le canton de Vaud, de telles femmes pouvaient tomber sous le coup de la loi sur la stérilisation. A Berne, les médecins pouvaient imposer la stérilisation aux femmes demandant un avortement.

A combien estime-t-on globalement les internés administratifs?

Selon l’historien Urs Germann, qui a fait une évaluation pour l’ensemble de la Suisse de 1900 à 1950, l’internement administratif a touché entre 40 000 et 50 000 personnes. Et il y a eu encore des milliers de cas jusqu’en 1981. Rien qu’à Bellechasse, on recense au total plus de 1500 dossiers, avec un pic de 270 entrées en 1940. La durée d’internement n’était pas précisée. Une des possibilités de sortie était qu’une personne s’engage à «surveiller et occuper» l’interné. Des indices permettent de penser que pour les femmes, le mariage offrait aussi une telle possibilité.

Qui avait autorité pour interner?

Cela dépendait des cantons. A Fribourg, c’était le préfet qui décidait, sur demande des familles, des services de tutelle ou des communes. Sur Vaud, la décision émanait d’une commission. Genève n’avait pas de loi sur l’internement administratif mais pratiquait tout de même l’internement sur la base d’autres lois. Certains Genevois se sont ainsi retrouvés à Bellechasse, comme le montrent les archives de l’établissement pénitentiaire, remarquablement classées et inventoriées par les Archives cantonales fribourgeoises. Dans d’autres cantons, les décisions pouvaient être prises directement par les services de tutelle ou les communes.

Des critiques ont-elles été énoncées contre ces mesures?

Nos recherches vont le préciser. On connaît le mouvement des années 1970 contre l’internement psychiatrique. Mais l’internement administratif est critiqué bien avant, dans des débats politiques, des reportages de presse. Reste à savoir comment et pourquoi ces critiques ont abouti si tardivement à la suppression de cette mesure.

Les travaux de la commission seront-ils accessibles au public?

Nos travaux sur trois ans déboucheront sur un rapport final et des publications spécifiques. Mais aussi, d’ici fin 2016, sur un site internet interactif qui offrira aux historiens, aux enseignants et à tout public intéressé des documents d’époque, des témoignages et des résultats d’études. Des rencontres ont déjà eu lieu et se poursuivront aussi avec les associations de défense des victimes. La communication est très importante pour notre commission.


 

«On m’a mise à l’asile pour me faire stériliser»

Parmi les victimes d’internements administratifs se trouvaient des filles-mères. Ces deux témoignages sont extraits du Rapport de la Table ronde pour les victimes de mesures de coercition publié en 2014 par le Département fédéral de justice et police.

Rosalie «A 17 ans, j’ai annoncé pleine de joie à mon amoureux de 24 ans que j’étais enceinte. Cette nouvelle l’a tout sauf réjoui, car il était marié. Mes parents m’ont condamnée sévèrement et m’ont aussitôt placée au foyer Hohmad pour mères et enfants de Thoune. En mars 1963, j’ai donné naissance à mon fils, Mario. Il était mon rayon de soleil, et à vrai dire tout ce que j’avais. Je n’oublierai jamais le 6 avril: je suis entrée dans la salle des bébés et ai découvert un autre enfant dans le lit de mon fils. On m’a dit sur un ton parfaitement normal que des parents adoptifs étaient venus le chercher. Je me suis mise en colère et c’est alors qu’on m’a présenté l’acte d’adoption signé par mes parents. Comme j’avais moins de 18 ans, je ne pouvais rien faire contre cette décision. J’ai alors perdu toute foi en l’humanité et en la justice. Je me suis battue pendant des années contre l’autorité de tutelle. Mes espoirs de revoir mon fils ont été brisés. Encore aujourd’hui, je ne sais pas où Mario a été placé, ni comment il va, ni à quoi il ressemble, ni ce qu’il est devenu!»

Maria-Magdalena «J’ai connu mon ami quand j’habitais encore chez ma mère, et je suis rapidement tombée enceinte. J’ai accouché de mon premier enfant à 17 ans, en 1966. On a voulu me l’enlever, mais je m’y suis opposée. Je l’ai gardé deux mois, puis, une nuit, on me l’a pris. L’autorité tutélaire faisait ce qu’elle voulait. Avant l’accouchement, on m’avait déjà placée dans une clinique psychiatrique pour tenter de me faire avorter et de me stériliser. Je n’ai rien commis d’illégal. J’ai même un document qui précise «sans décision judiciaire». Eux voulaient juste avoir la paix, que je renonce à mon enfant. Quand je suis arrivée à Hindelbank, j’ai constaté qu’il y avait des barreaux partout. On mangeait et travaillait avec les femmes condamnées pour meurtre. Ici, tu deviens experte en crimes sans grandes difficultés. Cet épisode a été un choc pour moi. Le directeur m’a dit: «C’est fini le cinéma. Maintenant tu vas obéir.» Je lui ai sauté à la gorge. On m’a mise dans un cachot. J’y suis restée dix jours.» PFY

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