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Histoire vivante

Quand Lausanne refaisait le monde

Il y a un siècle, 300 journalistes et caricaturistes couvraient le Traité de Lausanne. Une expo s’en souvient

Caricature d’une séance plénière de la conférence, par Emery Kelèn.

 Pascal Fleury

Pascal Fleury

28 avril 2023 à 04:01

Exposition » Dernier acte politique de la Première Guerre mondiale, le Traité de Lausanne a été signé le 24 juillet 1923, consacrant la naissance de la Turquie moderne, mais passant sous silence les aspirations des minorités kurdes et arméniennes. Cent ans après, le Musée Historique Lausanne revient sur cet événement à l’enseigne d’une exposition à voir jusqu’au 8 octobre1. Les explications de son directeur, Laurent Golay.

Entre novembre 1922 et juillet 1923, Lausanne s’est retrouvée au centre du monde, accueillant la Conférence sur les affaires du Proche-Orient. Les Lausannois ont-ils pris conscience de l’importance de pareille rencontre?

Laurent Golay: Le public en a pris conscience et a manifesté une grande curiosité, notamment quand est arrivée la délégation turque, coiffée du kalpak traditionnel, qu’elle s’est promenée sur l’esplanade de Montbenon et sur les quais d’Ouchy. Des photographies montrent la foule amassée devant le siège de la conférence et devant le Lausanne Palace qui abritait, entre autres, les délégations turques et françaises. Environ 250 diplomates se sont déplacés à Lausanne. Venus du monde entier, ils ont été répartis dans une douzaine d’hôtels, des plus prestigieux aux plus modestes de la ville.

La couverture médiatique a-t-elle été importante?

L’événement a été couvert par plus de 300 journalistes. Aux côtés des journaux locaux, comme la Gazette de Lausanne ou le Journal de Genève, se trouvait toute la presse internationale, Le Figaro, le Times, le New York Times ou encore L’Echo d’Egypte. L’hôtel Lausanne Palace hébergeait le centre de presse de la conférence. Les Postes et Télégraphes suisses avaient tiré des lignes pour l’occasion, afin que les correspondants puissent transmettre leurs nouvelles dans le monde entier. Les journalistes recevaient parfois des communiqués officiels, mais la plupart du temps, ils allaient eux-mêmes à la pêche aux informations. Ils faisaient tout un travail d’investigation, au risque d’être victimes de rumeurs habilement orchestrées par certains participants. Un petit musée sur la conférence avait été mis sur pied dans les salles du Cercle de la presse du Lausanne Palace. D’emblée, les médias ont souligné l’importance de ces négociations comme point final de la guerre de 1914-18, le conflit s’étant prolongé à l’Est après l’armistice du 11 novembre 1918.

Pour la Suisse, quelles étaient les attentes de cette conférence?

Elles étaient davantage économiques que politiques. Depuis la fin du XIXe siècle, les relations commerciales entre la Suisse et l’Empire ottoman s’étaient déjà bien développées. Beaucoup de capitaux avaient été investis, par exemple dans les chemins de fer anatoliens. Le Lucernois Jakob Müller avait été directeur des Chemins de fer orientaux jusqu’en 1917. Surnommé volontiers «Türken-Müller», il était renommé. Il avait même reçu une médaille du mérite pour sa loyauté et son courage de la part du sultan Abdülhamid II. Le Saint-Gallois Fritz Sigrist avait aussi été ingénieur sur le chantier du Bagdadbahn, un projet soutenu par des capitaux allemands. Quant à l’avocat lausannois Louis Rambert, il était le directeur de la Régie des Tabacs de l’Empire ottoman et de la Banque impériale ottomane. Nestlé avait aussi des intérêts à Istanbul. Après la guerre, la reconstruction de la Turquie laissait entrevoir des marchés phénoménaux.

Quels avantages apportait cette conférence pour Lausanne?

Lausanne avait connu un développement fulgurant à partir de 1906, lorsque fut inauguré le tunnel du Simplon. L’année même, les chantiers de 40 hôtels s’ouvrent, dont celui du Royal Savoy. Lausanne devient une cité de villégiature. Après le coup d’arrêt de la Grande Guerre, un redémarrage était attendu. Cette conférence a été une très belle opportunité touristique, grâce à sa couverture médiatique. Avec l’Orient Express, son aérodrome de la Blécherette et ses infrastructures hôtelières, Lausanne avait de beaux atouts à faire valoir. La ville était en outre déjà connue grâce à l’accord de paix signé en 1912, au Château d’Ouchy, entre l’Empire ottoman et l’Italie.

Il y avait aussi toute une diaspora turque à Lausanne…

C’était des étudiants et des réfugiés nationalistes de la formation Union et Progrès, dont les membres étaient communément appelés Jeunes-Turcs. Ils étaient opposés au pouvoir autoritaire du sultan et prônaient une société laïque. Cette diaspora organisait tout un travail de propagande depuis la Suisse, publiant des pamphlets à l’intention notamment des lecteurs anglo-saxons. La feuille nationaliste Turkey, du Congrès turc à Lausanne, était imprimée chez Giesser et Held, derrière la cathédrale.

Qu’attendaient ces Jeunes-Turcs de la conférence lausannoise?

La Turquie s’était retrouvée du côté des vaincus à la fin de la Première Guerre mondiale. Elle avait été sévèrement amendée par le Traité de Sèvres de 1920. Mais avant qu’il ne soit ratifié, elle avait gagné la guerre contre la Grèce, ce qui changeait la donne pour les grandes puissances. Il fallait dès lors négocier un nouveau traité avec la Turquie, d’autant plus qu’elle se profilait comme rempart contre le bolchevisme. A Lausanne, le haut militaire Ismet Inönü Pacha, qui dirigeait la délégation turque, était issu du mouvement des Jeunes-Turcs. Il a fait preuve d’une habileté de négociateur hors normes. Ce compagnon d’armes de Mustafa Kemal Atatürk était accompagné du docteur Riza Nour, un théoricien du panturquisme et de la pureté de la race turque. Ismet Pacha était très discret. Le journaliste Ernest Hemingway, qui a couvert le début de la conférence, l’a qualifié de «falot». En fait, il était très malin, exploitant une soi-disant surdité pour énerver ses interlocuteurs. Il a obtenu une grande victoire pour la Turquie.

Les minorités arméniennes et kurdes ont été les grandes oubliées du Traité de Lausanne…

Le Traité de Sèvres, qui visait le démembrement de l’Empire ottoman, prévoyait un foyer national pour les Arméniens et des territoires autonomes pour les Kurdes. Mais Ismet Pacha va retourner la situation. Le Traité de Lausanne lui accordera finalement une Turquie aux frontières solides, sans ingérence étrangère. Elle deviendra en octobre 1923 la République de Turquie, les minorités étant sacrifiées sur l’autel de la realpolitik. Les grands élans de solidarité témoignés aux Arméniens, notamment au foyer pour orphelins de Begnins (VD) fondé par le pasteur Antony Krafft-Bonnard, n’ont pas eu de suite politique, malgré le malaise de certains délégués. Les autorités suisses sont restées à l’écart des débats.

Parmi les journalistes, il y avait aussi des caricaturistes. Histoire de dérider tous ces politiques…

Oui, en particulier les Hongrois Aloïs Derso et Emery Kelèn (lire ci-contre). Une planche de ce dernier résume, avec beaucoup d’ironie, l’ambiance qui pouvait régner en dehors de la conférence. Il s’agit d’une séance plénière autour de la grande table des négociations qui se trouvait dans le Château d’Ouchy. Les délégués se disputent non pas les restes de l’Empire ottoman sur une carte du Proche-Orient, mais des lieux de loisirs sur des plans de Lausanne. De véritables larrons en foire!

1Exposition Frontières – Le Traité de Lausanne, 1923-2023, Musée Historique Lausanne, jusqu’au 8 octobre 2023. Catalogue de l’exposition aux Editions Antipodes, 2023.

Radio: lu-ve: 13h30

TV: Antoine le bienheureux – A la croisée des empiresDi:20h55 Ma: 0h35

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