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Histoire vivante

Öcalan, la rébellion depuis la prison

Sous les verrous depuis 20 ans, le leader emblématique du PKK continue d’inspirer les militants kurdes


 Pascal Fleury

Pascal Fleury

16 mai 2019 à 15:49

Question kurde » En 1999, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, était arrêté par les services secrets turcs. Incarcéré dans l’île-prison d’Imrali, en mer de Marmara, il continue d’inspirer les militants kurdes, tant en Turquie qu’en Syrie ou en Irak. Les explications de l’historien Jordi Tejel Gorgas, professeur à l’Institut d’histoire de l’Université de Neuchâtel et spécialiste de la question kurde.

Comment expliquez-vous qu’Abdullah Öcalan, arrêté il y a déjà vingt ans, condamné à perpétuité et largement privé de communication extérieure, soit toujours un héros national kurde?

Jordi Tejel Gorgas: Pour comprendre, il faut remonter à 1980, quand un coup d’Etat anéantit les espoirs de mobilisation sociale. L’opposition est muselée et l’extrême gauche écrasée. Seul subsiste le PKK, qui mène des actions contre le régime dès 1984. Au début, la population kurde est peu acquise à sa cause. Mais progressivement, en raison du cercle vicieux action-répression, une sympathie naît pour l’organisation et son chef Öcalan. Le mythe autour du leader se forge d’autant plus facilement que, dès le départ, Öcalan est intouchable, infaillible, invisible pour la plupart des Kurdes, puisqu’il agit depuis la Syrie puis du Liban.

Öcalan ne se battait-il pas sur le terrain, en Turquie?

Non, ce n’est pas un héros des montagnes kurdes. Il dirige le PKK à distance et en profite pour jouer sur cette invulnérabilité de surhomme presque parfait. L’organisation nourrit aussi longtemps le mythe. Et maintenant qu’il est en prison, s’il conserve son étoffe de héros, c’est qu’il a tenu tête à l’Etat pendant de longues années, et qu’il a redonné une fierté nationale aux Kurdes alors qu’ils allaient être assimilés. Si le PKK a pu facilement s’adapter à son absence, c’est qu’il était déjà habitué à cultiver son aura à distance.

Comment Öcalan est-il devenu leader du PKK, en 1978?

Au départ, Öcalan fait partie d’un petit groupe d’étudiants en sciences politiques de l’Université d’Ankara. Ils créent le PKK en 1978, mais jusqu’en 1984 ne passent pas à l’action. En revanche, plusieurs d’entre eux sont tués dans le cadre des luttes de pouvoir entre mouvements d’extrême gauche turc et kurde. Öcalan en réchappe, de même qu’aux arrestations de masse qui suivent le coup d’Etat de 1980. Ayant senti venir le putsch, il a fui à temps vers la Syrie avec son cercle rapproché. Le régime syrien accueille à l’époque des groupes révolutionnaires turcs et palestiniens dans le but de les instrumentaliser.

La lutte armée du PKK démarre en 1984. Quelles sont ses revendications et ses actions?

L’objectif du PKK est la création d’un Kurdistan indépendant regroupant toutes les régions kurdes, au nom du marxisme-léninisme. La lutte vise tant les forces armées turques que les «collaborateurs féodaux» de l’Etat, les ennemis de la nation prolétaire, qu’ils soient Kurdes ou Turcs. Les militants s’en prennent aux chefs tribaux, aux grands propriétaires terriens, plus tard à des instituteurs enseignant le turc. Cette guérilla a lieu d’abord dans les montagnes. Des postes de police sont attaqués. Les rebelles étendent ensuite leur champ d’action à certains centres urbains, contrôlant bientôt de larges territoires «libérés», où l’armée turque n’ose plus se risquer. Ils deviennent des héros, alors que la répression de l’Etat se fait massive, avec des villages brûlés, des cas de torture, qui renforcent la sympathie pour le PKK. En 1993, pour la première fois, des négociations ont lieu entre l’Etat turc et le PKK. Les rebelles annoncent un cessez-le-feu unilatéral. Mais dans la région de Dersim, un groupe du PKK attaque un car militaire et exécute 30 soldats. Les négociations sont bloquées. L’image du mouvement en pâtit. En 1997, l’organisation est classée terroriste par les Etats-Unis.

Recherché comme terroriste, Öcalan est capturé en février 1999 à Nairobi après une longue cavale…

Son arrestation serait le fruit d’une collaboration entre les services secrets turcs et le Mossad israélien, avec la bénédiction des Etats-Unis. A l’époque, la Turquie entretenait de bonnes relations avec Israël. Des exercices militaires étaient menés conjointement et il existait même un vaste projet d’aqueduc entre la Turquie et l’Etat hébreu.

Depuis sa prison, Öcalan continue d’orienter et de théoriser la rébellion kurde, publiant même des livres, comme Les origines de la civilisation ou La feuille de route vers les négociations. Il semble en revanche abandonner l’idée d’un grand Kurdistan indépendant?

On constate une évolution idéologique chez Öcalan depuis les années 1990. Le marteau communiste est retiré du drapeau assez tôt. Lors du cessez-le-feu de 1993, il ne parle plus d’indépendance, mais d’autonomie. Plus tard, il semble même se contenter d’une autonomie culturelle. Et finalement, il en vient à l’idée d’un «confédéralisme démocratique» qui s’adapterait aux frontières des Etats existants. Selon ce programme d’inspiration anarchiste, les décisions seraient prises par la base, au niveau local. Par exemple, chaque école déciderait de sa langue d’enseignement. Tous les groupes ethniques et religieux auraient leur place, comme à l’époque ottomane. Le Rojava (Kurdistan syrien) s’en inspire partiellement.

Abdullah Öcalan inspire toujours les militants kurdes. Mais les contrôle-t-il encore?

Non. Il reste bien sûr l’exemple à suivre, le leader qui s’est sacrifié pour la cause kurde. Mais l’organisation est depuis longtemps dirigée par d’autres cadres, qui peuvent avoir des points de vue différents. Ils sont conscients que chaque fois qu’Öcalan parle depuis sa prison, c’est parce que l’Etat turc le lui a permis. Donc, que ses propos doivent être contextualisés et réinterprétés. Comme le 2 mai dernier, où il a pu revoir ses avocats pour la première fois depuis 2011. Il a affirmé qu’une solution démocratique devait être privilégiée pour le nord de la Syrie, et que les sensibilités de la Turquie devaient être prises en considération. Evidemment, cela ne pouvait que plaire à la Turquie!

Öcalan pourrait-il être libéré?

Non, car Erdogan dépend des ultranationalistes turcs. Il pourrait en revanche faire un geste en le déplaçant dans une prison moins isolée. Cela pourrait contribuer à décrisper les relations concernant le dossier nord-syrien.


«Son image de héros national permet de maintenir l’unité kurde»

Vingt ans après sa condamnation, la figure d’Abdullah Öcalan reste omniprésente dans le combat des Kurdes pour leur reconnaissance. «Son image de héros national permet de maintenir l’unité dans le mouvement kurde, notamment en Turquie, malgré un champ politique très pluriel et une diversité de leaderships et d’intérêts», explique l’historien Jordi Tejel Gorgas. De fait, le PKK ne représente qu’une partie des 35 millions de Kurdes répartis entre la Turquie, l’Irak, la Syrie, l’Iran et la diaspora. En Turquie, le PKK reste bien sûr la force d’opposition hégémonique, au côté du Parti démocratique du peuple (HDP). Mais au Kurdistan irakien, il est moins puissant que le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani, qui contrôle la région et bénéficie des taxes prélevées aux frontières.

En Syrie, le parti d’Öcalan était déjà fort dans les années 1990. Son rôle s’est renforcé depuis 2012 avec le retrait du régime du nord du pays. Sa branche syrienne, le Parti de l’union démocratique (PYD) – avec ses Unités de protection du peuple (YPG) – contrôle le Kurdistan syrien, devenu le Rojava en 2016. «Depuis mars-avril dernier, une certaine décrispation est constatée dans ce secteur», assure l’historien. En Iran, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), proche du PKK, reste illégal. PFY

Lire aussi: Jordi Tejel Gorgas et Boris James, Les Kurdes en 100 questions, Editions Tallandier, 2018.

Radio: ve 13 h 30

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