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Prémices de la Shoah, la Nuit de cristal a été impitoyable. En quelques heures, entre le 9 et le 10 novembre 1938, 7500 commerces juifs ont été saccagés dans toute l’Allemagne nazie, en Autriche et dans les Sudètes, près de 300 synagogues ont été incendiées et une centaine de juifs assassinés. Les jours qui ont suivi, 30'000 juifs ont été déportés vers des camps de concentration.
Ces violences ont été expliquées par les nazis comme étant des représailles populaires spontanées après le meurtre, deux jours plus tôt à Paris, de l’attaché d’ambassade Ernst vom Rath par un jeune juif polonais de 17 ans, Herschel Grynszpan. L’événement a fait l’objet de nombreuses hypothèses. S’agissait-il du geste désespéré d’un juif sans papiers, d’un complot juif, d’une affaire privée ou d’un coup monté par la Gestapo pour justifier le pogrom? La journaliste Corinne Chaponnière a investigué durant trois ans pour en savoir plus. Son enquête détaillée, récemment publiée*, se lit comme un polar.
Que s’est-il effectivement passé le 7 novembre 1938 à Paris?
Corinne Chaponnière: On dispose de faits indiscutables: un jeune homme de confession juive et d’origine polonaise, mais ayant passé sa jeunesse en Allemagne, est entré à 9h30 du matin dans l’ambassade d’Allemagne, à la rue de Lille à Paris. On ne sait pas exactement qui Herschel Grynszpan a demandé à la concierge, mais il a été reçu dans le bureau d’Ernst vom Rath, qui venait d’être nommé troisième conseiller d’ambassade deux jours plus tôt. Grynszpan a tiré cinq coups de revolver sur le diplomate de 29 ans, puis s’est laissé arrêter sur place par la police. Ces informations ont été récoltées par le juge d’instruction.
La première hypothèse qui s’échafaude aussitôt, c’est celle du coup d’éclat par vengeance?
C’est l’explication de l’inculpé lui-même. Le jeune Herschel a déclaré qu’il voulait faire un coup d’éclat pour alerter le monde des persécutions dont étaient victimes les juifs en Allemagne. S’ajoute un élément personnel: Grynszpan avait appris quelques jours auparavant que ses parents, son frère et sa soeur avaient été brutalement expulsés de Hanovre vers la frontière polonaise, comme beaucoup de juifs polonais. Il avait aussi lu dans les journaux yiddish que les conditions de détention de ces 12'000 à 18'000 exilés polonais – selon les sources – étaient déplorables. En fait, ni l’Allemagne, ni la Pologne, ne les voulaient. Evidemment, l’acte de vengeance de ce jeune juif aurait été vite oublié s’il n’avait été exploité par les nazis comme l’événement déclencheur de la Nuit de cristal.
Ce récit ne vous a pas convaincue. En enquêtant, vous avez découvert une autre version de l’affaire...
C’est la thèse allemande. Alors que la police française se contentait de la version du «coup d’éclat» de l’inculpé, en se basant sur une enquête routinière, les Allemands ont tout fait pour tenter de démontrer que ce crime n’était pas dirigé contre un Allemand en particulier, mais contre toute l’Allemagne. Pour les nazis, ce devait être un casus belli justifiant le pogrom. Ils ont alors prétendu que Grynszpan était l’instrument d’un complot de «la juiverie internationale», selon leur terminologie antisémite. Plus tard, ils ont ajouté que ces coups de feu avaient donné le coup d’envoi de la Seconde Guerre mondiale.
Les Allemands ont-ils pu faire la preuve d’un complot juif à Paris?
Ils ont ratissé tout le milieu que fréquentait l’inculpé, ont cherché des complices mais n’ont jamais pu réunir de preuves d’un complot. Toutefois, comme Grynszpan avait lui-même déclaré qu’il vengeait son peuple, cela leur a suffi pour accuser tous les juifs au nom d’un seul. Lorsque Grynszpan a été extradé en Allemagne et que son procès a été préparé, les nazis ont continué de chercher à en faire l’instrument d’un complot juif.
En vous intéressant aux protagonistes, vous avez remarqué que le crime a aussi pu être commis pour des raisons personnelles...
C’est la thèse de la relation homosexuelle entre l’assassin et sa victime. La rumeur a vite couru à Paris. Un texte daté du 12 décembre et longtemps attribué par erreur à André Gide – lui-même homosexuel – en témoigne. Rédigé par son amie et voisine de palier Maria Van Rysselberghe, il insinue que le motif réel du crime serait passionnel. Il existe effectivement une forte présomption que vom Rath était homosexuel. L’avocat de Grynszpan, Vincent de Moro-Giafferi, ne se serait pas aventuré dans pareille ligne de défense sans en être sûr. L’inculpé, pour sa part, a confié à plusieurs reprises qu’il fréquentait des brasseries gays.
Cette thèse homosexuelle a été bien cachée. Selon vous, les protagonistes se connaissaient-ils?
Ce qui me convainc qu’ils se connaissaient, c’est le mode opératoire de Grynszpan. S’il avait vraiment voulu commettre un acte d’éclat politique, il ne se serait pas contenté de tirer sur un attaché d’ambassade, mais sur l’ambassadeur lui-même – qu’il a d’ailleurs croisé dans la cour. Sans aller jusqu’à imaginer une idylle contrariée, on peut se douter que Grynszpan savait que le diplomate était homosexuel. Il a pu vouloir marchander ses charmes ou des prestations de rabatteur contre divers services. Plusieurs témoins ont évoqué plus tard une demande de visa pour les Etats-Unis pour ses parents et pour lui, une intercession pour que sa famille ne soit pas
expulsée d’Allemagne ou un arrangement de sa propre situation de clandestin en France.
Cette affaire d’homosexualité a finalement empêché la tenue d’un procès en Allemagne...
Oui. En été 1940, après son extradition en Allemagne, Herschel Grynszpan a déclaré que le vrai motif de son acte était lié à une relation homosexuelle avec la victime. Sur le plan tactique, on comprend que cette version mettait les nazis dans une situation impossible. Ils comptaient organiser un énorme procès de propagande, et voilà qu’ils découvraient que leur héros national, enterré en grande pompe en présence d’Hitler, était un homosexuel! Plus tard, Grynszpan s’est secrètement rétracté, laissant un mot dans la doublure de sa veste, vraisemblablement pour se disculper alors qu’il savait qu’il allait mourir. Mon hypothèse est qu’il ne pouvait supporter l’idée de rester dans l’histoire du peuple juif comme un homosexuel qui, pour des raisons personnelles ou vénales, aurait déclenché la Nuit de cristal.
Qu’est-il advenu de l’inculpé Herschel Grynszpan?
Il a très certainement été éliminé par les nazis en février ou mars 1945. Il est considéré aujourd’hui comme un héros juif et a inspiré plusieurs romans, entre réalité et fiction, aux Etats-Unis et en Allemagne. Il a aussi fait l’objet d’un documentaire en 2008, lors des 70 ans de la Nuit de cristal. Le sujet se prêterait bien pour une pièce de théâtre ou un film de fiction... J’en rêverais!
* «Les quatre coups de la Nuit de cristal», C. Chaponnière, Ed. Albin Michel, 2015.
«Un coup monté des nazis n'est pas exclu»
La propagande nazie avait voulu faire passer la Nuit de cristal pour une explosion populaire spontanée contre le meurtre du diplomate Ernst vom Rath. Les historiens ont démontré de longue date que le pogrom avait été en fait orchestré par les plus hautes sphères nazies, avec l’aval d’Adolf Hitler et l’organisation de Joseph Goebbels. L’attentat de Paris tombait idéalement pour lancer une attaque d’envergure contre les juifs, alors qu’en 1936, un attentat similaire contre le chef nazi Wilhelm Gustloff, à Davos, n’avait pas pu être exploité en raison des Jeux olympiques.
Le pogrom a été commis par des membres de la Sturmabteilung (SA), souvent en habits civils, mais aussi par la Schutzstaffel (SS) et la Jeunesse hitlérienne. La police et les pompiers avaient été sommés de ne pas intervenir. «Les sections d’assaut avaient reçu l’ordre de clamer haut et fort qu’elles agissaient en rétorsion de l’assassinat d’Ernst vom Rath à Paris. Cela faisait partie de l’opération», souligne Corinne Chaponnière.
L’attentat ayant servi de prétexte au déclenchement de la Nuit de cristal, se pose la question d’un éventuel coup monté. «Il aurait été une injure à l’histoire de ne pas envisager cette thèse pour ce crime», précise la Genevoise. Les indices ne manquent pas. Il y a cette facilité qu’a eue Herschel Grynszpan à entrer dans l’ambassade, cette présence des médias sur les lieux du crime à peine une demi-heure après le drame, cette organisation incroyable, à l’échelle nationale, de la Nuit de cristal dans les heures qui ont suivi la mort de vom Rath, et l’insistance nazie à organiser un procès de propagande.
Tout aussi étonnant: la nomination en juillet 1938 du diplomate à un poste très convoité à Paris alors que Goebbels savait déjà en février que vom Rath était homosexuel et qu’il était de surcroît gravement malade. Il sortait d’ailleurs de six mois de sanatorium. «Tous ces éléments laissent supposer que les Allemands n’ont pas tout dit sur cette affaire», commente l’auteur.
Pour que le scénario du coup monté nazi tienne la route, il faudrait cependant qu’Herschel Grynszpan ait été manipulé. «Ce n’est pas exclu», estime Corinne Chaponnière. Pour elle, une piste possible, c’est que Grynszpan, désespéré de ne pas obtenir d’aide de vom Rath malgré des promesses – et peut-être malgré des services homosexuels –, se soit confié à un dissident allemand rencontré dans une brasserie, sans se rendre compte qu’il parlait à un indicateur de la Gestapo. L’agent l’aurait alors encouragé à se venger en l’aidant financièrement à acquérir une arme. Il lui aurait soufflé que son «coup d’éclat» ferait de lui un héros, lui permettant de dénoncer les persécutions contre les juifs et contre ses parents.
«Dans ces conditions, le coup monté nazi a une certaine vraisemblance », estime la journaliste, soulignant toutefois qu’en l’absence de preuves, pareille thèse ne pourra jamais être validée. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les nazis, à qui a profité le crime, ont été deux fois gagnants: ils ont obtenu un motif pour le pogrom tout en se débarrassant d’un diplomate aux moeurs interdites sous le IIIe Reich. PFY