Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la pression des Alliés et des Soviétiques sur les vaincus est énorme. A l’Est surtout, l’Armée rouge est sans pitié pour les 14 millions d’Allemands qu’elle chasse vers l’Ouest. Pris dans la débâcle, des milliers d’enfants se retrouvent livrés à eux-mêmes. C’est le cas en particulier en Prusse orientale, où environ 30'000 «enfants-loups» - comme on les surnommera plus tard - doivent mendier pour survivre. Leur terrible sort, occulté jusqu’à la chute du communisme, resurgit désormais à la faveur de témoignages, d’études et de films. L’historien Christopher Spatz, qui vient de publier un doctorat sur le sujet* à l’Université Humboldt à Berlin, évoque le destin de ces «petits Allemands» abandonnés et oubliés.
Vous avez pu retrouver une cinquantaine de ces enfants-loups, qui témoignaient parfois pour la première fois. Qui étaient ces enfants livrés à eux-mêmes?
Christopher Spatz: En fait, leur existence est moins liée aux combats de 1945, à la débandade qui a suivi ou à une vengeance présumée des vainqueurs soviétiques qu’à la famine qui a sévi en Prusse orientale. A la fin du conflit, 200 000 mères, enfants et vieillards ont été arrachés de leurs fermes. Seules les femmes, envoyées comme main-d’œuvre dans les sites de production agricole de l’Armée rouge, ont eu droit au pain et à la soupe. Résultat, au printemps 1947, la moitié de ces civils avaient été emportés par la maladie et la malnutrition. Les enfants qui avaient perdu leur famille se sont alors regroupés pour passer en Lituanie, espérant y trouver à manger.
Ces enfants affamés ont-ils reçu de l’aide à leur arrivée en Lituanie?
Pour avoir une chance d’obtenir à manger et un logis, ils ont dû se séparer, être seuls pour frapper aux portes. Mais même alors, peu d’entre eux ont trouvé un accueil durable. La plupart se souviennent avoir dû vivre pendant des mois, parfois des années, dans la même insécurité: mendier pour manger, parfois un peu travailler, chercher un lit, puis reprendre la route, recommencer le même circuit de villages.
Certains trouvaient finalement une famille d’accueil. C’était la fin de leur cauchemar?
Lorsqu’ils trouvaient un gîte, rien n’était gagné. Christel, par exemple, que j’ai rencontrée, m’a confié combien les débuts avaient été difficiles à Radvilischken en Lituanie, «dans un pays étranger, sans la langue, complètement seule». Pour garder les vaches, elle avait reçu un manteau des paysans, mais pas de chaussures. Ses pieds saignaient dans les hautes herbes. Toute la journée, elle chantait des comptines qu’elle inventait en souvenir de sa maman morte de faim.
Même lorsque les enfants avaient pu fuir avec leur mère, la solitude restait pesante. Ainsi, à huit ans, la petite Brunhild a dû se débrouiller seule pendant des semaines pour trouver un repas et un logis, marchant de ferme en ferme alors que sa mère travaillait chez des paysans. On ne voulait pas d’une bouche supplémentaire à nourrir...
Les enfants accueillis devaient faire une croix sur leur passé...
C’est la principale caractéristique des enfants-loups prussiens: l’échange de leur identité contre du pain, avec la perte de tout contact passé. Le jeune Günter s’est senti totalement perdu, lorsque sa famille d’accueil lui a abruptement interdit de parler allemand et forcé à apprendre très vite le lituanien. Il a dû «enterrer» dans une bouteille les seuls documents qui prouvaient ses origines, des papiers reçus de ses parents tués par les forces soviétiques en 1946 à Königsberg. On lui a imposé un nouveau prénom, Jurgis, avec un certificat de naissance lituanien. De nombreuses familles ont agi ainsi avec les enfants-loups, en partie par pitié et compassion, en partie par intérêt économique, ces petits mendiants fournissant une force de travail bon marché à la ferme ou dans les ménages.
Est-il exact que la population avait l’interdiction d’aider ces enfants?
Officiellement, il n’y avait pas d’interdiction. Mais les familles lituaniennes qui accueillaient des enfants-loups, ou les nourrissaient, craignaient que pareille aide soit considérée comme un acte de résistance contre le système soviétique. Elles avaient peur d’être déportées en Sibérie.
Que sont devenus les enfants-loups qui s’en sont sortis?
Ceux qui ont été rapatriés en Allemagne jusque dans les années 1960 ne se distinguent pas notablement du reste de la population. Ils se sont fondus dans les différents secteurs de la société mais, manquant de formation, n’ont pas pu entreprendre de carrières académiques. Les enfants restés en Lituanie, en revanche, n’ont souvent pas eu de formation scolaire du tout, ou n’ont pas pu la terminer. Rares sont ceux qui, grâce à des antécédents brillants, sont devenus ingénieur, chef de secteur dans une fabrique de meubles ou responsable d’une école spécialisée.
Peut-on comparer ces enfants-loups avec les milliers d’enfants migrants qui traversent l’Europe aujourd’hui?
Les enfants-loups ne se prêtent pas à une telle comparaison, en raison de l’ampleur des expériences de famine et de mort qu’ils ont subies, de la souffrance causée par leur perte d’identité et du poids de la solitude endurée. Leurs biographies montrent toutefois clairement que les enfants ont une mémoire. Toute leur vie, ils doivent alors lutter pour surmonter les traumatismes de guerre et d’après-guerre qu’ils ont subis. Cette blessure peut être aussi importante chez les enfants migrants. I
*«Ostpreussische Wolfskinder - Erfahrungsräume und Identitäten in der deutschen Nachkriegsgesellschaft», DHI Warschau 35, Fibre Verlag, 2016.
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Repères
Un millier de survivants vivent encore en Allemagne
> Entre 25'000 et 30'000 enfants allaient mendier par intermittence sur les routes de campagne de Lituanie entre le printemps 1947 et l’automne 1948, selon les estimations du chercheur Christopher Spatz. Ils retournaient parfois en Prusse orientale.
> La déportation des Allemands de la région de Königsberg vers la zone d’occupation soviétique - future Allemagne de l’Est (RDA) - s’est achevée fin 1948. Mais 6000 à 8000 enfants-loups sont restés cachés en Lituanie.
> En 1951, 3500 enfants-loups ont été emmenés en RDA lors d’actions spéciales pour être placés dans des orphelinats. Nombre de ces jeunes ne savaient plus leur langue maternelle à leur arrivée. Plusieurs centaines d’autres enfants repérés plus tard par les autorités ont aussi été envoyés individuellement dans les deux Allemagne, dans les années 1950 et 1960.
> Après l’indépendance de la Lituanie, entre 1996 et 2000, une centaine de personnes, membres de l’association d’entraide des enfants-loups Edelweiss, ont déménagé en Allemagne.
> Septante ans après la guerre, plus de mille anciens enfants-loups vivent encore en Allemagne. Sur place, en Lituanie, l’association d’entraide Edelweiss compte encore 75 membres.
> L’appellation «enfants-loups» n’était pas du tout utilisée à la fin de la guerre. L’expression est apparue en mars 1991, en titre d’un documentaire de la chaîne allemande ZDF sur une fratrie qui avait témoigné de son expérience d’après-guerre.
> Les enfants-loups ont suscité depuis lors un grand intérêt politique et scientifique. Les personnes concernées ne s’identifient pas toujours avec l’expression. Mais elles apprécient souvent que leur destin, qu’elles avaient dû cacher pendant des décennies, porte enfin un nom. PFY
Un passé très longtemps refoulé
Durant des décennies, les enfants-loups n’ont rien dit de leur origine allemande, allant parfois jusqu’à oublier leur nom et leur langue maternelle. Pour l’historien Christopher Spatz, pareil refoulement du passé s’explique par la peur de la discrimination. «Mais aussi par l’impossibilité de se renseigner sur leur enfance. Ils ne possédaient souvent aucun document témoignant de leur origine, ni aucun contact avec d’anciens compagnons d’infortune qui auraient pu les aider à reconstruire leur passé», précise-t-il.
Selon divers avis médicaux, leurs longues périodes de famine ont également pu aggraver la situation. De nombreux enfants-loups ont de gros trous de mémoire, en particulier concernant les années 1946 et 1947. En 2012, des psychologues de l’Université de Greifswald, dans le Nord de l’Allemagne, ont lancé des recherches sur l’impact des traumatismes des enfants-loups sur l’ensemble de leur vie.
Depuis la chute du mur de Berlin et l’indépendance de la Lituanie, de nombreux enfants-loups ont cherché eux-mêmes à raviver leurs souvenirs. Certains se sont rendus sur les lieux de mémoire de leur enfance, dans la région de Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad), dès que cela a été possible, en 1991. D’autres ont écrit leur histoire, comme Ingeborg Jacobs dans «Moi, enfant-loup» (Fleuve noir, 2012). Ou ont partagé leurs souvenirs avec la journaliste Sonya Winterberg («Wir sind die Wolfskinder», Ed. Piper, 2012).
En 2013, le cinéaste Rick Ostermann a réalisé «Wolfskinder», une fiction inspirée de témoignages vécus. «Mais leur vie était encore plus dure que ce que montre le film», confie-t-il sur internet. Une histoire qui renvoie au destin de millions d’autres enfants cachés, déportés, affamés, exploités, violés, assassinés durant la Seconde Guerre mondiale. Et qui a une portée universelle: les enfants restent les premières victimes de la guerre aujourd’hui.