Conflit syrien » Camps militaires érigés en plein site archéologique, musées historiques bombardés et pillés, fouilles clandestines, trafic d’antiquités… la Syrie souffre au plus profond de son histoire. Président de l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne (APSA), à Strasbourg, l’archéologue syrien Cheikhmous Ali, spécialiste du Proche-Orient ancien, évoque l’agonie de ce patrimoine mondial, largement délaissé par la communauté internationale.
- Tout le monde se souvient des saccages d’antiquités commis par Daech en Syrie. En fait, ce n’est qu’un épiphénomène d’une destruction massive?
Cheikhmous Ali: Le groupe Etat islamique n’est pas le seul à détruire le patrimoine archéologique syrien. Tous les acteurs militaires, y compris le régime syrien, le Hezbollah et même la coalition internationale participent d’une manière ou d’une autre à cette destruction. Il y a des combats au milieu de villes historiques comme Homs (jusqu’à 2013) ou Alep, où l’on vient de constater de nouveaux dégâts causés aux remparts. Il y a le bombardement répété et le pillage de plusieurs musées, par exemple à Alep, Palmyre, Raqqah, Ma‘arrat al-Numan ou encore le musée d’Idleb, bombardé par avions trois fois jusqu’à présent. Le fameux Crac des Chevaliers a aussi été touché par des raids aériens.
- Et on se bat même sur les sites archéologiques?
A Palmyre par exemple, avant l’arrivée de Daech, l’armée syrienne a déjà mis en place une sorte de base militaire, détruisant une partie du rempart de l’empereur romain Dioclétien (244-311) pour placer de l’armement lourd, des canons et des chars. Plus tard, les Russes ont aussi édifié une base. Plusieurs autres sites ont été touchés de la sorte comme Ebla et Apamée. Les groupes armés utilisent des bulldozers pour tracer des routes, élever des digues ou creuser des tunnels. A Palmyre, les bulldozers ont enlevé des couches archéologiques dans des secteurs non encore fouillés. On a ainsi perdu définitivement une partie de l’histoire de ce site classé au Patrimoine mondial de l’Unesco.
- Ce qui vous préoccupe aussi, ce sont les fouilles clandestines…
Les fouilles clandestines présentent un grand danger. Elles bouleversent les couches archéologiques d’une manière telle qu’on ne peut plus comprendre ni interpréter l’évolution historique des sites. Un tesson de céramique, qui ne vaut rien pour les pilleurs, est jeté, alors qu’il pourrait avoir une grande valeur scientifique, être par exemple un indice de relation entre deux civilisations. Si les objets sont privés de leur environnement «naturel» – un temple ou une maison –, ils perdent leur signification.
- Qui pratique ces fouilles illégales?
Ce ne sont pas les militaires, mais des paysans sans travail. Ils reçoivent la permission de fouiller de la part de certains membres des groupes armés contrôlant le secteur, des personnes souvent impliquées dans divers trafics. Les objets trouvés sont vendus à des commerçants locaux puis amenés dans les pays limitrophes, en Turquie, au Liban ou en Jordanie, où ils sont revendus à d’autres commerçants ou à la mafia internationale. Les filières sont de mèche avec les soldats qui contrôlent les frontières.
Les fouilles clandestines existaient déjà au Proche-Orient avant le début du conflit, mais elles se sont développées à grande échelle ces dernières années, en Syrie comme en Irak. Les sites de Doura-Europos, de Mari, de Tell Ajajah, d’Apamée et de Palmyre sont particulièrement concernés.
Entre 2012 et 2015, la Direction générale des antiquités et des musées (DGAM) syrienne a pu confisquer 125 pièces archéologiques provenant de Palmyre. Mais notre association estime que 700 à 1000 pièces ont disparu avant l’arrivée de Daech.
- Les cas de pillage et de destruction dénoncés par l’APSA sont toujours vérifiés au préalable. Comment agissez-vous?
Notre équipe comprend d’une part des personnes sur le terrain – des archéologues et journalistes citoyens – qui documentent les cas, notent leurs observations, font des photos et des vidéos. D’autre part, en Europe (Strasbourg, Paris, Bruxelles, Berlin), plusieurs archéologues et spécialistes qui étudient les données reçues, écrivent les rapports et les mettent en ligne sur internet. Tout ce qui est publié a été vérifié. Une partie des correspondants sur place travaillent anonymement, par mesure de sécurité. Le travail d’archéologue en Syrie n’est pas sans danger. Une quinzaine d’entre eux ont déjà été tués depuis le début du conflit.
- Comment la communauté internationale agit-elle face
à ces destructions et pillages?
Elle a toujours une guerre de retard. Il y a beaucoup de réunions, on parle énormément, mais on ne prend aucune mesure concrète sur le terrain. Il y aurait pourtant de nombreuses actions à mener avec les organisations syriennes et irakiennes engagées sur place. Malheureusement, depuis cinq ans, le soutien financier et logistique fait défaut, le patrimoine syrien est délaissé. Seuls quelques stages de formation ont été organisées par l’Unesco, et quelques tonnes de matériel acheminées. Et cela uniquement dans les zones contrôlées par la Direction générale des antiquités, alors que 90% des dommages se trouvent hors de cette zone.
Ce n’est pas avec quelques stages qu’on va résoudre une telle catastrophe. Inutile de savoir éteindre un incendie dans un musée si l’on n’a pas l’équipement pour le faire! La conférence internationale d’experts organisée en juin dernier à Berlin par l’Unesco n’a eu pour l’instant aucun effet concret.
- Des mesures ont tout de même été prises sur place par la population pour protéger
ce patrimoine culturel…
Oui, par exemple à Alep. Des opérations de sauvetage et de protection des sites, avec murs de briques et sacs de sables, ont été menées par des groupes locaux pendant deux ans. Mais ils ont dû arrêter leur action en raison des conditions de vie très difficiles. Jamais ils n’ont reçu d’aide, ni de l’Unesco, ni de la communauté internationale.
- A combien estime-t-on les pertes et dommages archéologiques depuis le début du conflit?
Il n’existe pas de chiffres globaux. Certains souks d’Alep sont détruits à 70%, d’autres à 30%. Dans cette même ville, environ 400 monuments historiques ont été endommagés ou détruits. A l’échelle de la Syrie, sur 38 musées historiques, une douzaine ont été victimes de pillages et une dizaine ont subi des bombardements touchant leur structure. A cela s’ajoutent les sites archéologiques saccagés. On estime entre 10'000 et 12'000 les objets pillés.
Il importe de sauver d’urgence ce patrimoine syrien. Car c’est la mémoire collective de tout un peuple, ses racines, son identité. Et c’est aussi un patrimoine de l’humanité. De nombreuses civilisations se sont succédé en Syrie et en Irak. Le Crac des Chevaliers, par exemple, construit à l’époque des croisades, présente des éléments architecturaux et artistiques gothiques. Ces destructions devraient interpeller le monde entier…
> L’APSA, à Strasbourg, documente des centaines de cas de pillages et de destructions de vestiges archéologiques en Syrie. Ses rapports scientifiques, avec des milliers de photos et plus de 300 vidéos sur YouTube, sont une source importante pour l’Unesco et les ONG actives sur place. www.apsa2011.com
> Lire aussi: Archéologia, Trafic des antiquités en Syrie. Réalité et propagande, Cheikhmous Ali et Michel Almaqdissi, N° 542, avril 2016
Le trafic profite peu aux forces armées
- Le trafic d’antiquités sert-il à alimenter les groupes armés?
Cheikhmous Ali: Les chiffres astronomiques parfois publiés dans les médias sont absolument faux. Les petits objets communs en terre cuite, pièces de monnaie, parures ou figurines de divinités dont l’origine ne peut être précisément déterminée sont très faciles à vendre mais rapportent peu. Ce n’est pas une ressource importante pour les groupes armés, qui s’alimentent principalement avec la vente de pétrole, avec l’impôt et le commerce à l’intérieur du pays, et avec d’autres trafics dont la drogue.
- Mais des objets d’art de grande valeur circulent également?
Les statues, bustes funéraires, tablettes de textes cunéiformes, mosaïques ou autres vestiges rares pillés n’apparaîtront qu’après la guerre sur le marché. Ces objets resteront cachés pendant dix ou quinze ans, jusqu’à ce que la question syrienne soit résolue et oubliée. Ce n’est qu’alors qu’ils seront vendus, avec de faux documents destinés à leur attribuer une origine légitime. Il y a trois ans est réapparu de la sorte un bas-relief d’une divinité syrienne pillé dans les années 1980!
- Le marché légal d’antiquités est-il complice?
Ce qui se trouve sur le marché légal ne vient pas des fouilles officielles mais de collections privées. Or une bonne partie de ces objets ont été pillés dans des fouilles clandestines. Certains acheteurs ferment les yeux sur leur origine suspecte, d’autres se contentent de fausses attestations d’origine. Evidemment, si le trafic se poursuit, c’est qu’il y a des acheteurs peu regardants. D’une manière ou d’une autre, le marché légal participe donc au mécanisme.