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Histoire vivante

La carte qui est aux origines du chaos

Les accords Sykes-Picot sur le partage du Moyen-Orient, il y a 100 ans, se ressentent encore aujourd’hui. Les explications du spécialiste du Moyen-Orient Yves Besson.


Propos recueillis par 
Pascal Fleury

Propos recueillis par 
Pascal Fleury

25 novembre 2016 à 05:00

Géopolitique » Il y a un siècle, en pleine Première Guerre mondiale, les accords Sykes-Picot redessinent le Moyen-Orient. Passés secrètement entre la Grande-Bretagne et la France, sans tenir compte des promesses d’indépendance faites aux alliés arabes, ils posent à grands traits les bases de frontières étatiques, faisant fi des diversités ethniques et religieuses des populations.

Cent ans plus tard, l’héritage de ce partage territorial arbitraire reste douloureux. Les explications du spécialiste du Moyen-Orient Yves Besson, ancien diplomate, professeur émérite à l’Université de Fribourg et ancien responsable de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens à Jérusalem.

- Les accords Sykes-Picot semblent scellés dans les mémoires au Moyen-Orient. Pourquoi?

Yves Besson: Il faut rappeler qu’en 1916, Français et Britanniques luttent sur le terrain contre l’Empire ottoman. Les Anglais contrôlent déjà le canal de Suez en Egypte. En Mésopotamie (Irak), leur gouvernement des Indes mène campagne contre les Turcs. Les Français, de leur côté, ont une longue tradition de protection des minorités chrétiennes au Levant.

Les accords signés par les diplomates Mark Sykes et François Georges-Picot se contentent de tracer une grande ligne pour départager les zones d’influence britanniques et françaises, redessinant les frontières du Moyen-Orient sur les ruines de l’Empire ottoman. Ces accords vont être la base des négociations et de la création de tous les Etats de la région, confirmés par les traités de Versailles (1919), de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923). Les accords Sykes-Picot sont ainsi aux origines du Moyen-Orient moderne.

- Comment se fait-il qu’un siècle après, ces accords restent si décriés: Daech prétend même vouloir mettre fin à la 
«conspiration Sykes-Picot»?

C’est que tout est parti de cette mainmise des «croisés» britanniques et français sur la région. L’Empire ottoman était musulman. Selon les islamistes, le Moyen-Orient est tombé sous la domination des «infidèles». Les Arabes n’ont pas oublié non plus la «trahison» des Britanniques vis-à-vis du chérif de La Mecque, Hussein ben Ali, de la dynastie hachémite. Ils ont la mémoire longue!

En 1915, le bureau britannique au Caire, qui dirigeait les opérations contre les Ottomans, avait conclu un accord secret selon lequel les troupes du chérif collaboreraient pour conquérir le Hedjaz, le long de la mer Rouge, en échange de l’établissement d’un grand royaume arabe incluant la Mésopotamie (Irak) et la Syrie, sous la direction hachémite. Quand les accords secrets Sykes-Picot ont été révélés, lors de la Révolution bolchevique de 1917, le chérif Hussein s’est senti trahi. Ce ressentiment peut subsister encore aujourd’hui. Il peut aussi être vu comme un prétexte très utile pour accuser les autres de ses propres insuffisances...

- La Syrie est en plein chaos. 
Mais si l’on remonte aux accords Sykes-Picot, on observe qu’elle 
a toujours posé problème...

En 1917, dans la déclaration Balfour, les Britanniques s’étaient dits favorables à l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif. Les chrétiens libanais ont voulu les mêmes avantages. Les Français ont alors entaillé la Grande Syrie pour créer le Liban. Mais la Syrie comptait d’autres minorités, alaouite, druze, kurde... Le modèle de république «une et indivisible» n’a pas joué. Entre 1920 et 1925, la révolte druze a été violente. Et la répression extrêmement dure.

Devenue indépendante en 1946, la Syrie a contesté longtemps la souveraineté du Liban. L’intervention syrienne durant la guerre civile libanaise (1975-1990) n’a pas arrangé les relations. Jusqu’en 2008, il n’y avait pas d’ambassade syrienne au Liban ni libanaise en Syrie.

Autre problème lié aux accords Sykes-Picot, le sandjak d’Alexandrette, au nord-ouest de la Syrie, qui a longtemps été disputé. La France l’a cédé à la Turquie en 1937, mais cela reste un objet de litige pour la Syrie.

- L’héritage des accords Sykes-Picot est-il aussi palestinien?

En 1916, les Britanniques avaient fait une réserve sur Jérusalem et les Lieux saints. Sur la carte, la région est internationalisée. La déclaration Balfour, en 1917, prévoit un foyer juif, mais le texte est un parfait exemple d’ambiguïté diplomatique. En fait, les Britanniques avaient besoin d’un point d’appui stratégique sur la côte est de la Méditerranée pour protéger le canal de Suez. Ils ne voulaient pas non plus voir la France s’installer dans la région. C’est pourquoi ils ont fait ces promesses aux sionistes. Les Britanniques ont finalement obtenu l’administration de la Palestine sous mandat de la Société des Nations, reconnaissant en contrepartie le découpage français de la Syrie. Aujourd’hui, s’agissant des frontières d’Israël et des Territoires palestiniens, on se réfère aux différents plans de partages établis depuis 1948.

- Les accords Sykes-Picot incluaient-ils la question kurde?

Les Kurdes sont les grands oubliés des accords de l’époque. En fait, le traité de Sèvres, en 1920, prévoyait un territoire autonome kurde dans le sud-est de l’Anatolie. Mais en 1923, le traité de Lausanne a entériné les frontières turques regagnées par Atatürk. L’idée d’un Kurdistan a été abandonnée. Les Britanniques et les Français avaient bien trop de problèmes de minorités sur le terrain.

La question est restée ouverte jusqu’à aujourd’hui, les Kurdes étant divisés entre eux, avec des rivalités tribales, des langues différentes, des affiliations religieuses diverses, sunnites, chiites ou chrétiennes. Aucune solution territoriale n’est en vue. On parle de fédéralisme, mais tout le monde se bat contre tout le monde. Pour l’instant, l’objectif est de détruire Daech. Mais en le détruisant, on va expédier les cellules cancéreuses dans tout l’organisme.

Lire aussi sur les accords Sykes-Picot:

Anne-Laure Dupont, Histoire du Moyen-Orient, du XIXe siècle à nos jours, Armand Colin, 2016.

James Barr, A line in the Sand (une ligne dans le sable), Simon & Schuster, 2011. Version française annoncée.

Henry Laurens, La question de Palestine, 1799-1922, Fayard, 1999.


 

La ligne Sykes-Picot

Partage du Moyen-Orient

Les accords secrets conclus en 1916 entre la Grande-Bretagne et la France prévoient le partage du Moyen-Orient après la chute de l’Empire ottoman.

Zone française (bleu)

La France s’adjuge la Cilicie (Anatolie méridionale), la Syrie et la bande côtière libano-syrienne. Elle prend sous tutelle la zone A, avec Mossoul.

Zone Britannique (rouge)

La Grande-Bretagne s’octroie la Basse-Mésopotamie et les ports de Haïfa et de Saint-Jean-d’Acre. La zone B est placée sous son influence.

Zone internationale (Jaune)

La Palestine doit être internationalisée, selon ces accords globaux. PFY

 

 

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