Logo

Histoire vivante

L’Indochine, ce «bourbier» oublié

Qui se souvient de l’Indochine? Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y a 70 ans, cette colonie française, qui couvrait les territoires du Vietnam, du Cambodge et du Laos, a été le théâtre d’une longue guerre d’indépendance, faisant 500'000 morts en huit ans.


PASCAL FLEURY

PASCAL FLEURY

24 juin 2016 à 11:37

Pourtant, ce terrible conflit, qui s’est soldé par une cuisante défaite de la France face au mouvement indépendantiste vietnamien, le Vietminh, semble s’être évanoui de la mémoire collective.

«Les écoliers n’en savent rien, à peine les lycéens en connaissent-ils le nom. Quant aux parents, ils se souviennent tout juste de la guerre du Vietnam et de celle d’Algérie, contemporaines de leurs père et grand-père», constate l’historienne Marie-Danielle Demélas, qui vient de publier un ouvrage sur les Parachutistes en Indochine* .

Même constat de la part du professeur des universités Benjamin Stora, spécialiste des guerres de décolonisations. En préface de Regards sur l’Indochine** , il observe que si ce conflit semble «englouti dans la conscience française», c’est d’une part qu’il se trouvait «coincé entre deux blocs compacts de l’histoire contemporaine », le conflit mondial et la guerre d’Algérie. Mais aussi que la guerre américaine du Vietnam qui a suivi a eu «un effet de souffle», éclipsant la débâcle française. Au point que dans les années 1960, les jeunes générations anti-Vietnam ignoraient souvent l’existence du précédent conflit sur le même territoire.

Si la guerre d’Indochine a largement disparu des radars, c’est aussi parce qu’«il fallait effacer les traces de la terrible défaite de Diên Biên Phu en mai 1954», ajoute le professeur français. Une défaite traumatisante, qui a mis un terme à près d’un siècle de présence française en Cochinchine, dans les protectorats du Tonkin et d’Annam, au Cambodge et au Laos. C’était «une défaite sans retour, avec son lot d’humiliation pour la puissance coloniale et une portée historique», renchérit le professeur Hugues Tertrais, directeur du Centre d’histoire de l’Asie contemporaine, qui signe l’ouvrage susnommé, richement illustré de photos d’époque.

Souveraineté bafouée

Pourtant, au sortir du conflit mondial, lorsque la France entreprend son retour en Indochine, elle est confiante dans sa capacité à réaffirmer sa souveraineté bafouée par les forces japonaises puis par la révolution vietnamienne d’août 1945. Le général Philippe Leclerc entre triomphalement dans Saigon, accompagné du Corps expéditionnaire, avec le sentiment de revivre la Libération de Paris. Mais malgré ses appels à une solution politique et à une collaboration «loyale et fraternelle » avec le Vietminh, il doit déchanter.

Le 19 décembre 1946, le leader indépendantiste Hô Chi Minh, qui a déjà fait éliminer les députés non communistes, lance une offensive pour libérer Hanoï. Des ressortissants français sont massacrés, des maisons pillées. Hô Chi Minh et son gouvernement prennent le maquis. L’armée française se retrouve plongée dans une guérilla sans front ni arrières, dans laquelle les belligérants sont imbriqués les uns dans les autres «comme les cheveux dans un peigne», selon les mots du général Giap, de l’armée populaire.

Le tigre contre l’éléphant

L’ennemi est partout et nulle part, caché dans les immensités des rizières ou de la jungle, se confondant avec les paysans, frappant de nuit, minant le moral des Français. Dans cette guerre d’usure, les bombardiers, tanks ou «crabes» amphibies sont inefficaces. C’est l’«affrontement du tigre contre l’éléphant» annoncé par Hô Chi Minh. «Nous autres, Occidentaux, sommes bien mal adaptés à ce genre de combat. Le delta du Mékong, avec un mètre de vase couverte d’eau neuf mois sur douze, ce n’est pas la Beauce», commente Hervé de Blignières de la Légion étrangère, dans La guerre d’Indochine 3 . Et d’ajouter, s’agissant des insurgés: «Comment, sans risque de profanation, pourrait- on fouiller un corbillard, sachant que le transport d’armes s’effectue souvent sous forme d’enterrement?» A ces difficultés de terrain s’ajoute un manque d’effectif crasse, l’armée française ne totalisant que 170'000 hommes en 1950 alors qu’il lui en aurait fallu 500'000 pour tenir le pays. Les troupes en place sont disparates, avec des résistants, d’anciens prisonniers allemands de la Wehrmacht, des tirailleurs algériens, tunisiens et sénégalais sensibles à la propagande indépendantiste viet, des militants communistes, des «soldats blancs» qui désertent et se rallient à Hô Chi Minh.

Indifférence en métropole

Face à tous ces problèmes, les Français de métropole restent indifférents. Ils ont d’autres soucis, le prix du pain, l’inflation, la reconstruction du pays. Les communistes refusent de voter des crédits de guerre, les cheminots et les dockers bloquent le matériel militaire. Résultat, faute de soutien, le conflit s’embourbe.

Pour faire face aux Viets, soutenus par la Chine, la France change alors de tactique. En 1949, elle proclame un Etat du Vietnam «indépendant», place à sa tête l’ancien empereur du Vietnam Bao Dai et forme une armée vietnamienne. Face au communisme, il s’agit désormais de défendre «une Indochine libre», comme le souligne le général Jean de Lattre.

Les Etats-Unis apportent une aide estimée à 40% des coûts en 1952, et même à 80% en 1954. Cela ne suffit pas. Le camp retranché de Diên Biên Phu, que le général Henri Navarre a positionné dans une cuvette, se révèle une souricière, un «Verdun asiatique» sous le feu des puissants canons viets fournis par la Chine et l’URSS. Le camp tombe le 7 mai 1954. Les soldats français, parmi lesquels les prestigieux parachutistes, subiront de longs et éprouvants mois de captivité.

Au terme des Accords de Genève, en juillet, le pays se retrouve divisé en deux: un véritable casus belli. La «2 e guerre d’Indochine» ne tarde pas à éclater: ce sera la guerre du Vietnam. La France, elle, n’a pas de répit: le 1 er novembre 1954 éclate déjà la révolution algérienne.

Marie-Danielle Demélas , Parachutistes en Indochine, Editions Vendemiaire, 2016. 2 Hugues Tertrais , Regards sur l’Indochine, 1945-1954 , préface de Benjamin Stora , Editions Gallimard, 2015.

Patrick Buisson , La guerre d’Indochine, préface de Pierre Schoendoerffer , Ed. Albin Michel, 2009.

 

 

Un très lent travail de mémoire

Enfouie dans les oubliettes de l’histoire française, la guerre d’Indochine ressurgit toutefois épisodiquement à la faveur de commémorations, de publications ou de quelques oeuvres cinématographiques.

Après la traumatisante défaite de Diên Biên Phu en 1954, les médias et le public ont été happés par les conflits d’Algérie et du Vietnam. L’Indochine a alors été largement oubliée. Pendant longtemps, seuls les anciens combattants ont entretenu sa mémoire. En 1964, des militaires et victimes de guerre ont fondé une Association nationale des anciens et amis de l’Indochine. Réunissant des Français, Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens, cette organisation faîtière a compté plus de 20'000 membres au cours de son existence. Elle s’est dissoute à la fin 2012, mais une quinzaine de sections départementales entretiennent encore la flamme, organisant régulièrement des cérémonies du souvenir.

L’oeuvre mémorielle a pris une nouvelle dimension avec l’avènement en 1975 des régimes communistes dans les trois pays «indochinois» et l’afflux des boat people en Europe. Pour beaucoup d’anciens combattants, cette emprise communiste et la crise des réfugiés qui l’accompagnait apportait «la preuve que leur engagement n’était pas celui d’un colonialisme d’arrière-garde mais bien celui de combattants de la liberté», comme le souligne l’historien Jean-François Klein dans l’ouvrage Indochine – Des territoires et des hommes (Gallimard, 2013). Dès lors, ils se sont mobilisés pour revendiquer une reconnaissance du statut d’ancien combattant et les droits afférents.

Ce n’est pourtant qu’en 1980, un quart de siècle après la fin de la guerre, que l’Etat français a consenti un premier geste, lors de l’inhumation d’un soldat inconnu au cimetière national de Notre-Dame-de-Lorette dans le Pas-de-Calais, au côté de ses compagnons des deux guerres mondiales et de celle d’Algérie. En 1983, un monument aux morts d’Indochine est érigé à Fréjus, avec musée et espace pédagogique. Et en 1993, le président François Mitterrand inaugure une double nécropole où sont inhumés plus de 20'000 militaires et 3500 civils en provenance du Vietnam. Environ 34'000 noms de combattants morts pour la France en Indochine sont aussi inscrits sur un mur du souvenir de 80 mètres de long.

L’ancienne colonie trouve aussi un écho au travers d’études historiques, de livres et de films commeIndochine de Régis Wargnier, L’Amant de Jean-Jacques Annaud ou Diên Biên Phu du cameraman de guerre Pierre Schoendoerffer. Ce n’est pourtant qu’en 2005 qu’un jour d’hommage aux morts d’Indochine est institué: le 8 juin.

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus

Hiver 1954. La femme sans qui l’œuvre de l'abbé Pierre n’aurait jamais existé

Il y a 70 ans, le 1er février 1954, l’abbé Pierre lançait son vibrant appel radiodiffusé en faveur des sans-abri qui mouraient de froid en France. Son «insurrection de la bonté» n’aurait pas été possible sans le soutien extraordinaire d’une femme, Lucie Coutaz. Cofondatrice et directrice administrative du mouvement Emmaüs, elle a été son alter ego durant 40 ans. Portrait.