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De l’or extrait par des enfants

Révélations sur les filières africaines • Selon les chiffres des douanes, la Suisse importe du Togo des milliers de kilos d’or par an valant des dizaines de millions de francs. Mais ce pays ne peut pas produire ces quantités. La Déclaration de Berne dénonce. Dick Marty livre son analyse.

Mine d'or artisanale d'Alga - Photo réalisées par Pep Bonet dans le cadre de l'enquête de la Déclaration de Berne: A Golden Racket - The True Source of "Togolese" Gold, Septembre 2015.

9 septembre 2015 à 18:59

  • Mine d'or artisanale d'Alga - Photo réalisées par Pep Bonet dans le cadre de l'enquête de la Déclaration de Berne: A Golden Racket - The True Source of "Togolese" Gold, Septembre 2015.
  • Mine d'or artisanale d'Alga - Photo réalisées par Pep Bonet dans le cadre de l'enquête de la Déclaration de Berne: A Golden Racket - The True Source of "Togolese" Gold, Septembre 2015.

Tenues secrètes durant 30 ans, les statistiques détaillées des importations d’or en Suisse accessibles depuis janvier 2014 livrent des informations de grande valeur. Ces documents mettent au jour la provenance de quantités importantes de ce métal précieux du Togo, alors que ce pays d’Afrique n’a quasiment pas de gisements.

La Déclaration de Berne (DB) a mené l’enquête sur le terrain. Témoignages et documents à l’appui, elle a établi que l’or brut débarquant en Suisse à raison de plusieurs milliers de kilos par année ne provient pas du Togo mais du Burkina Faso voisin via des filières de contrebande qui profitent d’enfants exploités travaillant dans des conditions indignes.

Par l’intermédiaire de la société MM Multitrade SA établie à Genève, une partie de l’or burkinabé est raffinée dans l’entreprise Valcambi à Balerna au Tessin. Cette alerte n’est pas la première. Il y a un an, le conseiller national Cédric Wermuth avait interpellé le Conseil fédéral à la suite de violences commises par une compagnie minière, au Burkina Faso, dont une bonne partie de la production était acheminée en Suisse. Dans les mines artisanales burkinabées, la main-d’œuvre est composée de 30 à 50% d’enfants qui travaillent par tranches de 12 h pour assurer un fonctionnement continu dans des puits parfois de 170 m de profondeur!

Comment la Suisse peut-elle se trouver au bout de cette chaîne d’approvisionnement douteuse? Dick Marty livre son analyse. Ancien procureur général du canton du Tessin et politicien, il a été membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pour laquelle il a mené différentes enquêtes qui lui ont valu une renommée internationale.

- Acheminer en Suisse de l'or extrait par des enfants burkinabés: comment éviter pareille injustice faite à l'enfance?

Dick Marty: Il n’y a pas de solution simple pour sortir les enfants des mines. Mais c’est scandaleux que des sociétés suisses – et par conséquent nous tous – profitent de ce travail, tout en prétendant ignorer qu’elles se rendent complices de graves violations de droits de l’homme, et que cela soit parfaitement légal du point de vue du droit suisse. Les principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme demandent l’introduction d’un «devoir de diligence raisonnable»: une entreprise doit s’assurer qu’elle ne viole pas les droits fondamentaux, ou qu’elle n’est pas impliquée dans de telles violations.

En cas d’atteintes, elle doit prendre des mesures appropriées pour y remédier. Elle doit enfin rendre compte de manière transparente des problèmes identifiés et des mesures prises. Malheureusement, les autorités suisses refusent de rendre obligatoires de telles procédures et préfèrent s’en remettre aux initiatives volontaires des sociétés. Le cas dénoncé par la Déclaration de Berne, après une enquête approfondie et sérieuse, montre que cette approche est illusoire : le secteur de l’or fait partie des secteurs les plus avancés du point de vue de l’élaboration de tels standards volontaires et la raffinerie impliquée affirme appliquer ces standards à la lettre ! La preuve apodictique que le système ne marche pas. Cessons de faire semblant de ne pas le savoir!

- La société Valcambi raffine cet or et semble responsable de cette exploitation. Mais que dire de la société MM Multitrade, aux mains des frères Ammar, qui sert d'intermédiaire?

Valcambi affirme appliquer des standards très stricts et connaître en détail l’origine du métal jaune qu’elle achète. Si c’est vrai, comment expliquer qu’elle achète de l’or issu du travail des enfants ? Il est par ailleurs difficile d’imaginer que l’un des principaux acteurs mondiaux du marché de l’or puisse ignorer l’origine problématique de l’or importé du Togo, alors que ce pays n’en produit pas ! La société MM Multitrade est une firme plus difficile à cerner, comme le sont souvent les sociétés qui servent d’intermédiaires dans ce type de montages. Ce qui est clair : le modèle d’affaires du groupe Ammar, dont elle fait partie, semble aussi très problématique.

Dans ce type d’affaires comme dans les cas de blanchiment, il est rare qu’une seule société porte l’ensemble des torts. Les responsabilités sont souvent partagées, ce qui accroît, pour les dirigeants, le sentiment qu’ils ne sont pas responsables des conséquences néfastes de leurs affaires. Les principes directeurs de l’ONU ont clairement établi la responsabilité des entreprises de respecter les droits humains. Elles ont un certain nombre de devoirs, le premier étant de s’interroger sur l’impact de leurs activités sur les droits humains. Tout cela rappelle en effet les montages financiers pour blanchir l’argent sale: une série de passages à travers des intermédiaires pour brouiller les pistes et diluer les responsabilités.

- On remarque que l'organe qui doit contrôler la filiale du groupe Ammar établie à Genève est l'Association romande des intermédiaires financiers, adoubée par la FINMA. N'est-ce qu'un organe de contrôle inefficace ?

 Disons plutôt que les contrôles légaux auxquels ces organes de surveillance se livrent ne portent pas sur les droits de l’homme. Cela n’empêche pas le secteur de l’or d’insister sur les normes anti-blanchiment très strictes auxquels il serait soumis, alors que ces normes ne prévoient rien pour empêcher des cas comme celui dénoncé par la DB. Par ailleurs, toutes les tentatives politiques pour étendre à la question des droits humains le type de contrôles prévus par la législation anti-blanchiment suisse se sont révélées vaines. Dans une réponse à une démarche parlementaire, les autorités fédérales ont même été jusqu’à affirmer que l’obligation de contrôler l’origine légale de l’or ne s’applique pas lorsque le métal précieux est acheté à l’étranger!

- On remarque que l'or du Burkina est acheminé via le Togo. La tromperie semble grossière, puisqu'on sait en cherchant un peu que le Togo ne produit presque pas d'or. Comment les organes de surveillance de la Confédération et les Douanes peuvent-ils se laisser avoir ainsi?

Les autorités suisses pratiquent la politique de l’autruche. Cela me rappelle furieusement les fameux trois petits singes: surtout ne pas regarder, rien entendre et en tout cas se taire! Bien sûr que les autorités suisses savent que le Togo ne produit pas d’or, et que le métal précieux vient d’ailleurs. Mais elles ne veulent pas savoir d’où exactement et se gardent bien de le demander, en affirmant à juste titre qu’il n’existe aucune base légale qui les y autoriseraient.

Mais au fond, c’est surtout une question politique : nos autorités refusent de prendre des mesures qui pourraient froisser de telles sociétés, au nom de la « compétitivité de la place économique suisse ». C’est une vision myope, une politique autiste : faire les intérêts de notre économie à long terme est ouvrir les yeux sur ces réalités et les affronter. N’a-t-on rien appris de l’affaire des biens en déshérence, de la débâcle Swissair, du secret bancaire «non-négociable»?

- La Suisse importe l’équivalent de 70 % de la production d'or brut mondiale. N'est-ce pas une raison pour elle de tout mettre en oeuvre pour être en dehors de tout soupçon ou est-ce vraiment un idéal inatteignable? 

Cette part de marché gigantesque donne une grande marge de manœuvre aux autorités suisses, qui disposent d’un important levier. Si elles prenaient de réelles mesures pour empêcher que les sociétés de ce secteur acceptent de l’or dont l’origine est douteuse, ou problématique du point de vue des droits humains, l’impact serait réel. Aujourd’hui, leur attitude expose la Suisse à un risque de réputation. Qui veut que la croix suisse sur le lingot devienne le symbole du travail des enfants ?! Il est évident que même une raffinerie qui mettrait tout en œuvre pour l’éviter pourrait être confrontée à des affaires délicates. Ce qui est intolérable aujourd’hui, c’est que les sociétés puissent se moquer des conséquences de leurs affaires au point dénoncé par la Déclaration de Berne, et que les autorités n’osent pas leur demander davantage!

 - Cette nouvelle affaire plaide-t-elle pour l'initiative "Pour des multinationales responsables" ? Et est-ce que ce texte mettrait à disposition l'arsenal de lutte nécessaire?

L’initiative pour des multinationales responsables prévoit l’instauration, pour les sociétés suisses actives à l’étranger, d’un devoir de diligence en matière de droits humains, tel que prévu par les Principes directeurs de l’ONU. De ce point de vue, elle permettrait enfin de faire un pas décisif et d’aller au-delà des mesures volontaires, qui sont clairement insuffisantes. En fait, ce n’est pas seulement un idéal, c’est dans notre intérêt. Respecter les droits fondamentaux des populations où ces entreprises multinationales sont à l’oeuvre, s’engager pour un commerce international équitable et agir pour plus de respect et de justice constituent les meilleures conditions-cadres pour éviter les flux migratoires de ces malheureux qui ne demandent que de pouvoir vivre chez eux. Avec dignité.

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La Suisse et la politique de l’autruche

Le cas du métal précieux provenant du Burkina Faso pose des questions sur l’efficacité de la surveillance en Suisse. «Les autorités pratiquent la politique de l’autruche, lance Dick Marty. Cela me rappelle furieusement les fameux trois petits singes: surtout ne pas regarder, rien entendre et en tout cas se taire! Bien sûr que les autorités suisses savent que le Togo ne produit pas d’or, et que le métal précieux vient d’ailleurs.»

Pour qu’il en soit autrement, il faudrait une base légale et donc une volonté politique. «Nos autorités refusent de prendre des mesures qui pourraient froisser de telles sociétés, au nom de la compétitivité de la place économique suisse, ajoute le Tessinois. C’est une vision myope, une politique autiste: l’intérêt de notre économie à long terme est d’ouvrir les yeux sur ces réalités et les affronter. N’a-t-on rien appris de l’affaire des biens en déshérence, de la débâcle Swissair, du secret bancaire prétendu non négociable?»

D’après l’ancien procureur tessinois, le fait que 70% de l’or brut mondial atterrissent en Suisse devrait forcer à davantage de prise au sérieux du problème. «Cette part de marché gigantesque donne une grande marge de manœuvre aux autorités suisses, qui disposent d’un important levier, note Dick Marty. Le déni actuel expose la réputation de la Suisse à un risque. Qui souhaite que la croix suisse sur le lingot devienne le symbole du travail des enfants?»

Cette nouvelle affaire plaide en faveur de l’initiative «Pour des multinationales responsables». Lancée en avril dernier par une coalition d’ONG suisses, celle-ci prévoit l’instauration, pour les sociétés suisses actives à l’étranger, d’un devoir de diligence en matière de droits humains, tel que prévu par les Principes directeurs de l’ONU. Elle permettrait enfin de faire un pas décisif et d’aller au-delà des mesures volontaires. «S’engager pour un commerce équitable est l’une des meilleures conditions-cadres pour éviter les flux migratoires de ces malheureux qui ne demandent qu’à rester chez eux», conclut D. Marty.

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Valcambi conteste

Chez Valcambi, Brigitte De Feudis-Brot, membre de la direction, fait savoir par son service de presse que sa société porte une grande attention à la responsabilité et à la transparence concernant l’or qu’elle raffine. Elle applique son dispositif de contrôle assuré par des instances indépendantes tout au long de sa chaîne d’approvisionnement. Cela en accord avec les principes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ainsi que d’autres instances comme l’Association des professionnels du marché des métaux précieux de Londres (LBMA) - qui supervise les marchés de gros de l’or et de l’argent en Angleterre - ou encore l’instance faîtière du marché de l’or, le World Gold Council (WGC).

Le raffineur dit posséder tous les documents garantissant la provenance légale de l’or des pays à hauts risques. Dans ce processus, en cas de doute, Valcambi assure demander des comptes à ses fournisseurs afin de vérifier le respect des normes. La société tessinoise dit s’engager activement avec des ONG pour la protection des mineurs qui travaillent dans des mines artisanales et la production légale d’or. Enfin, elle fait remarquer que la DB a refusé de produire devant elle les preuves de ses accusations, mettant comme condition l’obtention d’une interview. «Nous n’avons pas l’habitude de monnayer l’information pas plus que de commenter des rumeurs infondées», conclut le raffineur de Balerna. Quant à MM Multitrade, son numéro figurant dans l’annuaire pour son enseigne rue Terreaux-du-Temple 22, à Genève, ne répond pas.

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