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Histoire vivante

Cyberbataille autour des libertés civiles

Net • Face au contrôle de masse des citoyens sur le réseau, les «hacktivistes» d’Anonymous ou de WikiLeaks font figure de dernier rempart pour la défense de la vie privée. Les explications de l’anthropologue Gabriella Coleman.


Amaelle Guiton

Amaelle Guiton

29 février 2016 à 17:49

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Avant que les cybermilitants n’émergent dans les médias à la faveur, notamment, des révélations de WikiLeaks, l’anthropologue américaine Gabriella Coleman s’est immergée, dès 2007, dans la nébuleuse Anonymous, dont elle est à ce jour la meilleure spécialiste. Titulaire de la chaire Wolfe de littératie scientifique et technologique à l’Université McGill de Montréal, elle observe que les communautés de hackers, dans leur diversité, sont au cœur de la «bataille rangée concernant l’avenir de la vie privée et de l’anonymat». Dans une étude approfondie, qui vient de paraître en français*, elle dépeint l’évolution de ces «hacktivistes». Venus d’horizons idéologiques très divers, ils mettent leur compétence technique au service de «la bataille pour les libertés civiles».

Quelle est votre définition du hacker, au-delà du cliché du pirate informatique?

Gabriella Coleman: Il y a plusieurs types de hackers: des programmeurs, des administrateurs système, des gens qui s’introduisent dans des systèmes informatiques… Pour ma part, je définis le hacking comme une pratique, souvent orientée vers l’informatique mais pas exclusivement, qui combine le savoir-faire, la recherche de l’excellence, et l’astuce, l’art du détournement. Le savoir-faire, c’est la tradition; l’astuce, c’est le défi à la tradition. Les deux se rencontrent dans le hacking. On l’a vu avec WikiLeaks, qui a renouvelé la manière de «lancer l’alerte». Il y a aussi un grand attachement à l’ingéniosité et à l’humour. Et même si le discours peut être très individualiste, les pratiques, elles, sont souvent très collectives.

Il y a aussi parmi ces hackers une grande diversité politique…

Aux Etats-Unis, depuis les années 1980, avec la culture entrepreneuriale de la Silicon Valley, la sensibilité hacker a été mise à contribution dans un modèle où le «bien social» est atteint à travers le capitalisme, et dans une culture de la start-up. En Europe, cette culture est beaucoup plus limitée. Cela a permis un engagement dans d’autres types de pratiques. Le principal groupe de hackers, le Chaos Computer Club, est très structuré, il existe depuis longtemps, et ses conférences ont contribué à politiser la scène hacker européenne. La question des libertés y est centrale, la sécurité des réseaux et la protection de la vie privée sont ses priorités. Même des hackers travaillant pour le gouvernement peuvent être furieux quand ce dernier piétine les libertés civiles.

Justement, les «hacktivistes» sont devenus des acteurs politiques visibles, notamment contre la surveillance étatique. Comment analysez-vous cette évolution?

La mentalité anti-autoritaire est très valorisée dans les milieux hackers. Elle n’est pas politique en soi, mais elle entraîne une manière de penser, d’utiliser la technologie, que ce soit pour trouver une solution à un problème ou pour pénétrer un système. La politisation est venue quand les Etats ont commencé à les poursuivre dans les années 1990, et à adopter de nouvelles lois. Très tôt, ils se sont rassemblés dans des «salons de discussion» en ligne, sur des listes de diffusion, dans des conférences, des «hackerspaces»… Ils ont construit des espaces, en ligne et hors ligne, qui leur ont donné ce sens de l’autonomie. Enfin, WikiLeaks a vraiment changé la donne, en devenant un acteur géopolitique majeur. Il y a toujours eu de la politique dans le monde hacker, mais WikiLeaks l’a rendue visible.

Selon le cybermilitant australien Julian Assange, WikiLeaks est un projet de moralisation de la politique…

Assange a appuyé sur une sensibilité qui existait déjà chez les hackers, en disant: il y a de la corruption, il y a des moyens pour la mettre en lumière, c’est notre devoir moral de le faire. Les révélations de WikiLeaks, et la réponse intense du Gouvernement américain, ont fondamentalement changé le paysage. Assange a pris des risques, et aujourd’hui il en paie le prix. Même s’il est une figure controversée, y compris dans le monde hacker, beaucoup de gens respectent cela.

»L’autre nouveauté, c’était Anonymous. WikiLeaks est le projet d’un petit groupe de gens, Anonymous est à l’opposé une hydre turbulente, un mouvement participatif, basé sur l’action directe, une sorte de pendant «guérillero» à WikiLeaks. Or, avec Anonymous s’est ouvert un espace où des gens qui n’avaient pas forcément de grandes compétences techniques - certains chez Anonymous en ont, d’autres non - pouvaient entrer dans la bataille.

Peut-on voir les «hacktivistes» comme le principal contre-pouvoir sur le réseau?

Oui. S’ils n’étaient pas là, il n’y aurait pas cette bataille autour des libertés civiles sur internet. Ils ne sont pas les seuls acteurs, mais ils en sont la force technologique, parce qu’ils ont la capacité d’agir. Ils construisent des outils, ils lancent l’alerte… Et beaucoup d’entre eux travaillent aussi à des changements politiques, législatifs: on en retrouve dans les ONG, chez Privacy International en Grande-Bretagne, dans l’American Civil Liberties Union aux Etats-Unis… Ils veulent travailler avec les gouvernements, même s’ils les combattent; ils ne travaillent pas que sur du code. Ce qui fait d’eux un contre-pouvoir face à la surveillance, c’est le fait qu’ils utilisent à la fois la désobéissance civile, les canaux légaux et les outils technologiques.

Les «hacktivistes» peuvent-ils alors vraiment contribuer à changer les rapports de forces?

C’est une question complexe. Certains hackers sont progressistes, d’autres non… Mais de manière générale, ils aiment se considérer comme des outsiders, et aussi longtemps qu’ils garderont cette mentalité, ils continueront à agir. Le cœur de leur engagement, c’est la bataille pour les libertés civiles. Elle est importante aussi bien pour les libéraux que pour les radicaux. Internet est encore un champ de bataille, or ils ont la capacité technique, sinon d’assurer un internet vraiment progressiste, du moins de développer suffisamment de technologies pour créer des espaces progressistes pour les militants, les journalistes, les juristes… Ils ont déjà aidé à revitaliser les médias, aux Etats-Unis en particulier, en poussant les journalistes à travailler avec les lanceurs d’alerte. C’est sur ce genre de terrain que peut être leur contribution. Ce n’est que le début. © Libération, Avec PFY

* «Anonymous - Hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte», Gabriella Coleman, Editions Lux, février 2016.


 

Les «hacktivistes» sur tous les fronts

Depuis la «Déclaration d’indépendance du cyberespace», rédigée en 1996 au Forum de Davos par le cybermilitant libertaire John Perry Barlow, les «hacktivistes» n’ont cessé de se battre pour les libertés civiles sur le Net. Leurs premières actions marquantes ont été de contrer les entreprises d’informatique en créant des logiciels libres pouvant être copiés et modifiés, comme le système d’exploitation Linux dès 1991, le navigateur web Mozilla Firefox, la suite bureautique LibreOffice ou le lecteur multimédia VLC media player. «C’est une manière de «hacker» la propriété intellectuelle», commente la professeure américaine Gabriella Coleman.

Peu à peu, les actions des cybermilitants se politisent. En 2008, des attaques informatiques sont menées à partir du forum anonyme anglophone 4chan contre l’Eglise de scientologie, pour «lutter contre les manipulations de l’esprit». Les Anomymous masqués récidivent en 2010, menant diverses attaques pour soutenir l’organisation WikiLeaks et les lanceurs d’alerte qui dénoncent des scandales de corruption, d’espionnage ou de violations des droits de l’homme. Leur principal mode opératoire est le déni de service (attaque DDoS), qui rend momentanément indisponibles les sites des sociétés qui tentent de museler WikiLeaks.

Dès lors, les «hacktivistes» se retrouvent sur tous les fronts. Ils volent au secours des insurgés tunisiens, égyptiens ou syriens lors du Printemps arabe. Ils répliquent à la fermeture du site de téléchargement Megaupload. Ils mènent des campagnes de protestation contre l’accroissement de la surveillance globalisée (opération BigBrother). Ils déclarent même la «guerre» aux terroristes islamistes au nom de la liberté d’expression, après les attentats de «Charlie Hebdo» et de Paris. Depuis les révélations d’Edward Snowden, ils ont en outre la NSA dans le collimateur, brandissant toujours le même slogan: «Nous sommes légion. Redoutez-nous!» Pascal Fleury


 

Repères

Une nébuleuse

> Les «hacktivistes» - de hackeur et activiste - se distinguent par leur savoir-faire technologique mis au service de convictions politiques. On les retrouve surtout dans les luttes libertaires, antifascistes et altermondialistes.

> Ces cybermilitants évoluent dans des collectifs nébuleux, qui s’activent en général pour des opérations limitées dans le temps. Parmi les mouvements qui ont fait parler d’eux, on peut évoquer Anonymous, Chaos Computer Club, Telecomix ou LulzSec.

> Anonymous est la nébuleuse contestataire la plus populaire aujourd’hui grâce au masque de ses sympathisants. Ce masque renvoie au conspirateur catholique anglais Guy Fawkes qui, en 1605, a tenté de faire exploser le Parlement à Londres. Il a été remis au goût du jour par la BD puis le film «V pour Vendetta», sorti en 2006. PFY

 

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