L’image du petit Aylan, retrouvé noyé la semaine dernière sur une plage turque, a bouleversé la planète. Elle a soulevé des vagues d’indignation, mais a aussi éveillé les consciences face à un drame qui se prolonge depuis des mois aux portes de l’Europe, en Méditerranée. Plus forte que mille mots, jusqu’à l’insupportable, elle a incité plusieurs gouvernements à accueillir des milliers de migrants.
Mais comment une telle image, diffusée parmi des milliers d’autres dans notre monde hypermédiatisé, a-t-elle pu avoir soudain tant de poids? Les explications de l’historienne de l’art Nathalie Herschdorfer, conservatrice du Musée des beaux-arts au Locle et auteure de plusieurs ouvrages* spécialisés sur l’image, dont un «Dictionnaire de la photographie» (Ed. de la Martinière) à paraître à la fin de l’année.
- Comment une photo peut-elle faire basculer l’opinion publique?
Nathalie Herschdorfer: C’est une vieille histoire. Dès l’invention de la photographie, on a perçu à quel point les images pouvaient avoir de l’influence. Au milieu du XIXe siècle, alors que la photographie est à peine née, on l’utilise déjà comme moyen de persuasion ou de communication pour faire passer des idées. En 1855, par exemple, l’Angleterre envoie le photographe Roger Fenton en Crimée pour ramener des images de la guerre. La force de la photographie, c’est qu’elle montre une réalité à laquelle on peut croire et adhérer, puisqu’elle n’est plus produite par la main de l’homme, mais par une machine!
- La photographie se révèle vite être une arme puissante...
L’histoire du XXe siècle a montré combien l’image pouvait être une arme de guerre. On l’a exploitée pendant les deux guerres mondiales, avec le travail des photojournalistes. On se souvient des fameuses images du débarquement de Normandie de Robert Capa, où le photographe se trouve sur la plage au côté des soldats, littéralement pris dans le mouvement. Des images qui nous plongent au cœur de la guerre.
- Les images peuvent glorifier les héros de guerre mais aussi avoir un effet contraire, comme au Vietnam...
Au Vietnam, la multiplication d’images violentes a fini par retourner l’opinion publique contre le Gouvernement américain. Avec pour conséquence que l’armée s’est mise à strictement contrôler les photographes. Pendant la première guerre du Golfe, les Etats-Unis ont même verrouillé complètement le champ de bataille. Et lors de la seconde, les photographes embarqués n’ont eu qu’un accès très limité au terrain. Aujourd’hui, les images de guerre qui nous arrivent restent plus que jamais des armes de guerre. On l’a vu avec les images de décapitations produites et mises en scène par le groupement Etat islamique. Ces images sont construites spécifiquement pour nous toucher, en intégrant habilement les codes de l’image occidentale.
- Aujourd’hui, les images sont diffusées par millions sur internet. Ne perdent-elles pas leur force dans la masse, contrairement aux icônes des photojournalistes d’autrefois?
Malgré la quantité d’images que nous absorbons chaque jour sur différents supports - et que nous digérons tant bien que mal -, l’image reste en soi une puissante arme de persuasion et de communication. Et même si elle n’est pas réalisée par des professionnels, elle peut hanter les esprits. Comme ces scènes de torture à la prison d’Abou Ghraib à Bagdad, diffusées en 2004. Ces images amateurs, qui n’étaient pas destinées à être diffusées, ont circulé très rapidement sur internet et dans les médias sans que le gouvernement ne puisse les intercepter. Pareilles images, même de mauvaise qualité, restent dans la mémoire collective. Elles sont les symboles de crises graves de notre société et ont un impact très fort et durable. En 2005, ce sont également les photos amateurs d’usagers du métro, prises dans le chaos des attentats de Londres, qui ont eu l’impact médiatique le plus fort. Elles ont été reprises par tous les journaux. Le succès médiatique d’une image est impossible à orchestrer et encore moins à contrôler.
- La qualité n’importe plus, pourtant les images iconiques se distinguent souvent par leur esthétique...
Cette esthétique s’imprègne bien sûr de la culture des photographes et des professionnels qui opèrent la sélection des images dans les médias. Comme «La Madone» algérienne d’Hocine Zaourar, qui s’inscrit parfaitement dans notre iconographie judéo-chrétienne occidentale. Ou plus récemment, cette photo faite le 11 janvier sur la place de la République, à Paris, lors des manifestations «Je suis Charlie», et qui a fait la Une de la presse. Montrant des manifestants brandissant un drapeau tricolore, elle renvoit dans son thème comme dans sa composition aux tableaux de Delacroix, «La Liberté guidant le Peuple», et de Géricault, «Le Radeau de la Méduse».
Chaque jour, on voit passer des centaines d’images, qui disparaissent aussi vite. Mais une image qui nous touche peut rester. Une photo qui parle de la souffrance de l’homme, qui suscite des émotions, peut s’imprégner en nous. Ce sera assurément le cas de l’image du petit Aylan, une image d’enfant qui touche notre humanité. Elle n’a pas fini de nous hanter. I
* Lire en particulier «Jours d’après: quand les photographes reviennent sur les lieux du drame», Nathalie Herschdorfer, Editions Thames & Hudson, 2011.
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Comment naît une icône