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Histoire vivante

Ce Vaudois qui a changé l’Indochine

Vainqueur de la peste, Alexandre Yersin a grandement contribué à l'essor de l'ancienne colonie française.

Yersin à Hong Kong. C’est dans cette paillotte qu’il identifie le bacille de la peste, le 20 juin 1894. C’est là aussi qu’il loge...

Propos recueillis par Pascal Fleury

Propos recueillis par Pascal Fleury

1 juillet 2016 à 07:00

Alexandre Yersin après 1892 en uniforme de médecin des colonies, dans le Protectorat du Cambodge qui fait alors partie de l’Indochine française.
Alexandre Yersin après 1892 en uniforme de médecin des colonies, dans le Protectorat du Cambodge qui fait alors partie de l’Indochine française.

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Sciences  » Longtemps cantonné dans son rôle de «vainqueur de la peste», le médecin vaudois Alexandre Yersin révèle ses multiples facettes de chercheur universel à la faveur de deux expositions présentées à Morges, la ville de son enfance. Tour à tour médecin maritime, aventurier explorateur, bactériologiste, agronome avant-gardiste, radiotechnicien, astronome ou climatologue, le timide savant, qui préférait la compagnie des pêcheurs aux honneurs académiques, reste méconnu sous nos latitudes, alors que sa mémoire est «religieusement» vénérée au Vietnam. Président de l’Association des amis du docteur Yersin en Suisse et grand connaisseur du Vietnam, le vétérinaire et microbiologiste Jacques-Henri Penseyres, l’un des concepteurs des expositions morgiennes, évoque pour nous l’itinéraire de ce personnage hors normes, qui a contribué au développement de l’Indochine.

En étudiant de près la vie du docteur Yersin, vous avez découvert un grand aventurier?

Jacques-Henri Penseyres: C’est un des aspects les plus étonnants de sa vie: alors qu’il était un chercheur déjà bien établi dans l’équipe de Louis Pasteur à Paris, que sa thèse sur la tuberculose était unanimement reconnue et qu’il venait de publier trois études importantes sur la diphtérie avec Emile Roux, le voilà qui part à 10 000 km, sans but précis. Sa soif d’aventure et de découverte découlait d’un besoin de liberté totale, mais aussi de sa lecture des exploits de David Livingstone. Yersin s’inspirera d’ailleurs des principes d’exploration du célèbre missionnaire et médecin pour aborder les régions inconnues de la Cochinchine et de l’Annam: pénétrer dans les terres par les voies navigables, s’approcher des peuples en bienfaiteur et développer des échanges. Pour Yersin, le déclic a lieu lors de l’Expo universelle de Paris en 1889. C’est là qu’il découvre les colonies et le pavillon transatlantique. Une balade à vélo en Normandie, avec rencontre de pêcheurs, fera le reste: il tombe littéralement amoureux de la mer!

Yersin, qui a pris la nationalité française, se fait engager comme médecin de bord auprès des Messageries maritimes en Indochine. Mais c’est l’exploration qui l’attire?

Il est affecté au cabotage entre Saigon et Manille, puis entre Saigon et Hai Phong, ce qui lui donne des points de chute pour faire son apprentissage d’explorateur. Entre 1892 et 1894, il mène trois grandes expéditions, recrutant des boys comme traducteurs, des coolies comme porteurs, des chevaux… et des éléphants. Il remonte des rivières, découvre les sources du Dong Nai – un affluent du Mekong –, est le premier Blanc à poser les pieds sur le haut plateau du Lang Bian, où sera fondé la station de villégiature de Dalat. Ayant appris à «faire le point» sur le bateau, il dessine des cartes qui seront exploitées par le capitaine Pierre-Paul Cupet pour réaliser la première carte officielle d’Indochine. Il établit aussi un tracé de route entre Saigon et le plateau central pour le gouverneur général d’Indochine.

S’intéresse-t-il aux peuplades qu’il rencontre?

Chez les Moïs, il établit de nombreuses observations ethnographiques, décrit leur mode de vie, s’intéresse à leurs langues, joue parfois les intermédiaires lors de conflits entre chefs de clans. Sa nature réservée et sa considération des «sauvages» lui assurent le respect. Parfois, il doit ruser pour arriver à ses fins, quitte à voler des pirogues pour passer une rivière!

Pareilles expéditions ne sont pas sans danger…

Yersin est armé (pistolet, carabine Winchester) et lors de sa dernière expédition, il est accompagné d’une dizaine de miliciens. C’est que les escarmouches entre rebelles et Français sont courantes. En juin 1893, il se retrouve face à face avec le terrible Thouk, chef de rebelles annamites. Il pensait naïvement pouvoir désarmer sa bande avec ses coolies, mais les pirates le neutralisent et il en sort avec une jambe cassée. Ramené sur un brancard, il manque d’être piétiné par un éléphant qui fonce sur l’équipée. Bien sûr, ses porteurs ont encore pris la fuite!

En 1894, Yersin est envoyé étudier la peste à Hong Kong. Il découvre le bacille en une semaine!

En fait, pour lui, cette découverte n’est pas une prouesse technique extraordinaire, même si elle a eu un retentissement énorme. Yersin est très bien formé en bactériologie, bien documenté et équipé d’un bon microscope Carl Zeiss. A Hong Kong, il doit toutefois travailler contre vents et marées, car les Anglais ont donné l’exclusivité de l’accès à l’hôpital et aux pestiférés au professeur japonais Kitasato. Yersin se fait alors construire une paillotte pour travailler et se loger. Il graisse la patte des croque-morts pour pouvoir prélever des bubons purulents sur des cadavres. Sa chance, c’est qu’il n’a pas d’incubateur. Il ne le sait pas, mais le bacille pousse mieux à température ambiante! En une semaine, le diagnostic est posé. La consécration, il l’obtiendra cependant en 1896, avec le sérum antipesteux (lire ci-dessous).

Yersin s’installe alors à Nha Trang, sur la côte vietnamienne. Là, il se lance dans des études de microbiologie vétérinaire. Avec quels résultats?

Ses principaux objets d’étude sont la pasteurellose et la peste bovine, deux maladies d’abord confondues. Il développe un sérum contre la peste bovine tout en continuant de produire du sérum contre la peste humaine (141 000 doses en 1920), élevant pour cela de nombreux bovins et chevaux dans la station agricole de Suoi Giao, toujours active aujourd’hui. Il met aussi au point un vaccin contre l’anthrax et un sérum antitétanique. Pour financer ses travaux, il introduit l’arbre à caoutchouc (hévéa) en Indochine, vendant le latex récolté à Michelin. Ce sera le début d’une des plus florissantes industries coloniales. Dès 1915, dans sa station d’altitude de Hon Ba qu’il équipe de la télégraphie sans fil, il acclimate des cinchonas, dont il tire la quinine pour traiter le paludisme. Véritable touche-à-tout, il installe un observatoire astronomique sur sa maison de Nha Trang et étudie les variations de l’électricité de l’air pour prévoir les typhons et avertir ses amis pêcheurs.

Aujourd’hui, la mémoire du Vaudois Yersin semble plus vive au Vietnam qu’en Suisse…

Yersin a grandement contribué au développement de l’Indochine, tant au niveau économique que médical. Mais c’est surtout comme bienfaiteur au service des petites gens qu’il est honoré aujourd’hui au Vietnam. Des collèges et des rues portent son nom. Dans la région de Nha Trang, il fait même l’objet d’un culte, étant considéré comme un «dieu de la médecine descendu sur terre». Evidemment, son chalet et sa tombe attirent les touristes!

 

Bio express

1863

Naissance à ­Aubonne (VD).

1888

Doctorat en médecine à Paris.

1889

Institut Pasteur. Travaux sur la diphtérie avec Emile Roux.

1890

Médecin de bord pour les Messageries maritimes.

1894

Identifie le bacille de la peste.

1898

Culture de ­l’hévéa (latex).

1902

Fonde l’Ecole de médecine, Hanoï.

1904

Directeur des Instituts Pasteur de Saigon et de Nha Trang.

1915

Station d’altitude à Hon Ba.

1943

Décès à Nha Trang. PFY

 

«Au matin, les signes de la peste avaient disparu»

Si l’identification du bacille de la peste, le 20 juin 1894, est une avancée pour la science, c’est surtout la mise au point du sérum antipesteux qui va révolutionner la médecine. Le premier test concluant sur l’homme a eu lieu il y a 120 ans par Alexandre Yersin lui-même. Dans son rapport, il raconte: «Juin 1896. Je me rends à Canton où la maladie a repris furieusement, muni de sérum arrivé de Paris, sérum qui n’a jamais encore été utilisé chez l’homme. Je vais vivre un moment qui restera à jamais associé pour moi à un inoubliable sentiment d’anxiété puis d’exultation. Alors que toute la population cantonaise est réfractaire à mes propositions d’employer le sérum, le consul me propose de nous rendre à la mission catholique où Mgr Chausse nous fait part de ses inquiétudes: un de ses jeunes séminaristes chinois, Tisé, semble présenter tous les symptômes de la peste. Je confirme un cas de peste aigu. Que faire? Puis-je tenter d’appliquer le remède qui n’avait trouvé son efficacité que sur les animaux? Mgr Chausse en prend la décision, c’est pour lui l’unique chance de sauver Tisé. A 5 h de l’après-midi, je pratique la première des trois injections. Après une nuit terrible de fièvre et de délire, les signes de la maladie ont disparu au matin. La guérison est si rapide que si plusieurs personnes n’avaient, comme moi, vu le patient la veille, j’en arriverais presque à douter d’avoir traité un véritable cas de peste.» En dix jours, le médecin traitera 26 autres pesteux. Seuls deux mourront. PFY

 

 

Pour en savoir plus

A visiter deux expos sur Alexandre Yersin à Morges. Le Musée Forel propose une réflexion sur la peste à travers la littérature et le cinéma. Un fléau vu comme une métaphore de la mort, mais qui fait toujours horreur, la maladie n’étant pas éradiquée, rappelle le conservateur Yvan Schwab. De son côté, l’Expo Fondation Bolle revient sur l’explorateur, avec ses instruments, ses moyens de locomotion et de superbes photos «jamais montrées», comme le souligne le conservateur Salvatore Gervasi. A voir jusqu’au 14 août, mercredi à dimanche, de 14 h à 18 h.

A voir Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger, de Stéphane Kleeb (Vitascope, 2014), qui retrace la vie de Yersin, témoignages et images d’époque à l’appui.

A lire Pasteur et ses lieutenants, d’A. Perrot et M. Schwartz (Odile Jacob, 2013). Et le roman Peste et choléra, de Patrick Deville, (Seuil, 2012). PFY

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