Médias » Fusions et disparitions de titres, concentrations et restructurations de groupes de presse, synergies et licenciements de journalistes: depuis les années 1990, la presse romande est en crise. Mais comment en est-on arrivé là? Les explications d’Alain Clavien, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg et auteur d’un récent ouvrage sur plus de deux siècles d’histoire de la presse romande*, de la foison des journaux d’opinion d’antan aux produits médiatiques parfois purement commerciaux d’aujourd’hui. Rencontre.
Pour expliquer la crise de la presse romande, on a évoqué la concurrence des nouveaux médias, la récession, les gratuits, internet... Mais pour vous, le ver était dans la pomme?
Alain Clavien: Le plus frappant, c’est le changement de mentalité qui apparaît dans les années 1990 chez les dirigeants des grandes entreprises de presse. La nouvelle génération qui débarque veut faire de l’argent, elle réclame des rendements parfois complètement extravagants. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les propos du président du groupe Ringier, Michael Ringier, à la fin des années 1980, et ceux du CEO de Tamedia, Martin Kall, en 2009. Le premier déclare, alors que L’Hebdo est enlisé dans divers procès: «Une presse qui se borne à gagner de l’argent sans risques a perdu sa fonction sociale.» Le second, vingt ans plus tard, confie, dans le même hebdomadaire: «L’un des défis majeurs des médias consiste à gagner de l’argent. L’objectif visé est un bénéfice brut de l’ordre de 15 à 20%.» Ce n’est plus vraiment le même discours!
Selon vous, la crise viendrait de la «financiarisation» qui s’impose dans le monde néolibéral des années 1990?
La financiarisation a aggravé la crise. Pour augmenter les bénéfices, des dirigeants cupides n’hésitent pas à diminuer le nombre d’employés, affaiblissant considérablement les journaux. Ils ne s’inquiètent pas de la perpétuation de l’entreprise. Ils ne pensent qu’à créer de la valeur actionnariale. Ils sont même prêts à tuer l’outil industriel pour en tirer le maximum, puis à s’en débarrasser. Alors que pendant des décennies, un rendement d’environ 5% avait été considéré comme appréciable, ils ont triplé les exigences. Au moment où il aurait fallu soutenir la presse écrite contre ses nouveaux concurrents – et ils en avaient les moyens –, ils l’ont tuée, sciemment.
Mais comment en est-on arrivé là?
Il faut remonter aux années 1970. On observe alors des concentrations d’ordre technique. Dans le domaine de l’impression, on passe du plomb à l’offset. Des pages paraissent en couleur, la mise en page commence à être assistée par ordinateur. Tout cela coûte cher. Cela va amener à sortir du schéma de base «un journal, une imprimerie». Des groupes médiatiques se développent. Ils deviennent toujours plus vastes, se diversifient, investissant avec plus ou moins de succès dans d’autres médias, comme les radios privées ou le cinéma. On se souvient de cette fascination de Jean-Claude Nicole, l’éditeur de La Suisse, pour la télévision par câble et les nouvelles technologies. Aujourd’hui, dans cet esprit entrepreneurial, la presse écrite n’est plus qu’«un produit parmi d’autres».
Dans les années 1980, la haute conjoncture favorise un boom publicitaire. Mais ce succès va avoir un effet paradoxal?
Cet eldorado va pousser les journaux à se financer toujours plus par la publicité. Dans une logique de concurrence face aux nouveaux médias, ils vont profiter de cet afflux publicitaire pour développer de nouvelles rubriques, en engageant toujours plus de personnel sans augmenter le prix des abonnements. Selon François Gross, rédacteur en chef de La Liberté jusqu’en 1990, «cette manne publicitaire a encouragé les éditeurs à la facilité». Et elle a habitué le lecteur «à payer son information moins cher qu’une tasse de café». Aujourd’hui, les grands éditeurs reconnaissent s’être trompés en fonçant dans le journal gratuit et l’info online gratuite. Comment, après cela, faire comprendre aux gens que l’information a un prix? C’est tout le débat de l’initiative No Billag.
Vu dans une perspective historique, quel peut être l’avenir de la presse écrite?
Jusqu’à présent, la presse romande a survécu à l’arrivée de tous ses concurrents, depuis la radio dans les années 1930 jusqu’aux réseaux sociaux. Son avenir sera-t-il sur papier ou online? On a vu que la tablette n’a pas tué le livre. Mais le travail du journaliste n’est pas existentiellement lié au papier. Les économies faites en ligne permettraient même de financer davantage de rédacteurs. Différents titres, comme la Neue Zürcher Zeitung, misent d’ailleurs déjà sur le digital. Le problème, c’est que la génération internet se contente souvent de l’information gratuite. Mais il pourrait y avoir un mouvement de balancier, quand le public se rendra compte que l’avalanche des nouvelles sur internet ne permet pas de mieux comprendre le monde. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne pourra pas sauver la presse en subventionnant des éditeurs qui ne cherchent que le profit. Il serait en revanche possible de subventionner des entreprises sans but lucratif.
* Alain Clavien, La presse romande, Editions Antipodes, 2017.
Les sixties, ou la fin des journaux politiques
Longtemps dominante, la presse politique n’a pas survécu aux bouleversements des années 1960.
La presse romande a déjà connu une grave crise dans les années 1960, qui a marqué la fin des journaux politiques. Cette presse d’opinion était apparue durant la République helvétique et avait fleuri à la faveur des révolutions libérales de 1830 et de la Constitution fédérale de 1848, qui accordait la liberté de la presse. «Une nuée de journaux partisans ont paru, parfois des dizaines par année. C’était souvent des tirages de moins de 500 exemplaires, de petits formats de 4 pages, à teneur polémique», raconte l’historien Alain Clavien.
Dès les années 1870-80, certains titres passent au rythme quotidien (La Liberté date de 1871), avec un imprimeur attitré et une équipe de journalistes, en fait souvent des acteurs politiques. Parallèlement naissent des journaux qui se disent neutres. Comme La Tribune de Genève, qui vise un public plus large avec un objectif plus mercantile. Le groupe de presse Lousanna, l’ancêtre d’Edipresse, est fondé en 1925. La presse d’opinion, qui ne cherche pas forcément les bénéfices financiers, reste dominante jusque dans les années 1950.
En 1960, on dénombre encore plus de cent journaux en Suisse romande, dont plus de vingt quotidiens. Mais le vent tourne dans cette société de consommation émergente, où la télévision connaît un succès foudroyant et où de jeunes journalistes revendiquent un autre rapport à l’autorité. Surfant sur la vague, les journaux d’information se modernisent, se profilent comme contre-pouvoir, renouvellent le journalisme. Avec des titres comme La Suisse ou La Tribune de Lausanne (Le Matin) se développe le journalisme d’enquête, mais aussi le journalisme de boulevard.
Dans ce contexte, la presse politique ne trouve plus son public. De nombreux titres disparaissent: la socialiste Sentinelle, le catholique-conservateur Fribourgeois, la libérale Gazette de Lausanne – qui devient une simple doublure du Journal de Genève –, ou encore la conservatrice Patrie valaisanne. A Fribourg, La Liberté s’en sort en prenant ses distances avec l’évêché et le Parti démocrate-chrétien et en engageant à sa tête François Gross, «un homme capable de résister aux pressions politiques», selon Alain Clavien.
Aujourd’hui ne subsistent que quelques titres défendant des couleurs partisanes. Et les tentatives de prise de contrôle politique d’un journal restent rares. Le rachat d’un tiers des actions de la Basler Zeitung par Christoph Blocher en 2014 était autant économique qu’idéologique. PFY
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