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Histoire vivante

Les contrebandiers de la gabelle

Durant des siècles, les Français ont tenté d’échapper à une fiscalité sur le sel aussi injuste que détestée


 Pascal Fleury

Pascal Fleury

22 avril 2022 à 04:01

Impôt » Ils se nommaient Va-de-bon-Cœur, Fleur d’Epine, Marche-Marche, Chouan, La Jeunesse, De Grand’Peine ou Sans-Façon. Solitaires ou en petites bandes armées, ils transportaient, au péril de leur vie, le sel de contrebande des marches de Lorraine ou des frontières de Bretagne jusqu’en Ile-de-France et dans les provinces voisines, où le précieux «or blanc» était fortement taxé durant l’Ancien Régime. Ces «coureurs de la nuit», raconte l’historien Bernard Briais¹, ne se mettaient généralement en route qu’après le coucher du soleil, à l’heure où le bourgeois s’endormait et où le gabelou, somnolant, relâchait sa vigilance.

Soutenus par une population souvent complice, ces «faux-sauniers» contournaient la gabelle, une fiscalité sur le sel vécue comme une injustice criante, puisqu’elle taxait un produit de première nécessité, indispensable à la conservation des aliments, comme la viande ou le poisson, à une époque où le frigo n’avait pas encore été inventé.

Monopole royal

Au Moyen Age, la production et la vente du sel dépendaient des seigneuries, en particulier des grandes abbayes qui possédaient des marais salants en bordure de mer ou des salines à l’intérieur des terres. Au IXe siècle en Lorraine, les salines de Dieuze, Marsal, ou Moyenvic appartiennent ainsi à l’abbaye Saint-Maximin de Trêves. Des chemins sauniers se développent à travers tout le pays. Le sel, qui est alors également une monnaie d’échange – le salaire est la «ration de sel» en latin –, procure des revenus considérables qui intéressent peu à peu les rois de France.

L’impôt sur le sel existait déjà à l’époque romaine. Il est attesté pour la première fois en France en 1244 dans une ordonnance de saint Louis attribuant des privilèges à Aigues-Mortes. La taxe, d’abord prélevée à titre temporaire, devient permanente sous les Valois, Philippe VI transformant, dès 1340, la vente du sel en monopole royal. Des greniers à sel sont établis dans tout le royaume.

Messieurs des Gabelles

La gabelle, qui tire son nom de l’arabe qabala (impôt), sert en particulier à subvenir aux frais de guerre. Impôt indirect, elle devient la seconde source des revenus de l’Etat sous Henri IV. A la fin du XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV, sa gestion est assurée par la Ferme générale de France. Les fermiers généraux avancent annuellement une somme d’argent importante au roi puis collectent l’impôt à leur guise pour son recouvrement, n’hésitant pas à utiliser des moyens de pression contre les récalcitrants. Ces «Messieurs des Gabelles» s’enrichissent ainsi tels des «oligarques», analyse Daniel Dessert dans L’argent du sel, le sel de l’argent².

Injustice crasse

Le système fisco-financier mis en place par le ministre d’Etat Jean-Baptiste Colbert se révèle très inégalitaire. «La gabelle est tout à fait représentative de la fiscalité de l’Ancien Régime, avec son illogisme, ses incohérences, son cortège d’exemptions, d’exceptions, de privilèges, nécessitant des règlements multipliés, des ordonnances complexes voire contradictoires, ce qui ne pouvait que favoriser les manœuvres des fraudeurs astucieux», note Bernard Briais.

Et il est vrai que tout concorde pour rendre la redevance détestable et susciter les tricheries. Les disparités de traitement sont énormes entre régions, les habitants des «pays de grande gabelle», comme l’Ile-de-France, la Bourgogne, la Champagne ou la Picardie, doivent payer leur sel taxé 30 fois plus cher que les «pays francs», comme les Flandres, le Béarn ou la Navarre. Les citoyens des provinces désavantagées sont en plus astreints à acheter de grandes quantités de sel (3,5 kg par personne) même s’ils n’en ont pas l’usage. Pour une famille, ce «sel du devoir» peut correspondre à un mois de salaire. Pendant ce temps, des privilégiés, surnommés les «francs-salés», en sont dispensés. Il en est ainsi par exemple, à Avoine près de Chinon, pour le curé de paroisse, le marquis de Razilly, le seigneur du Néman ou le percepteur d’impôt.

Dans des cercueils

Avec pareilles inégalités, on comprend que la gabelle ait provoqué des soulèvements populaires. Au milieu du XVIe siècle, dans la région d’Angoulême, la jacquerie de Pitauds s’était déjà soldée par des châteaux pillés et des gabeleurs tués. En 1639 survient la révolte des Nus-Pieds en Normandie, puis dès 1667, celle des Angelets en Roussillon.

Mais c’est surtout par la fraude et la contrebande que le mécontentement va se concrétiser. Toutes les méthodes sont bonnes pour tromper la Ferme générale. Les trafiquants qui s’approvisionnent en Bretagne peuvent compter sur la complicité de la population. «Chaque cabane de cette peuplade corrompue, disait un témoin du temps, est une mine de sel inépuisable. La seule paroisse de Pertre a fourni aux faux-sauniers plus de 300 minots de sel en l’espace d’un mois.» Soit environ 15 tonnes!

Pour transporter discrètement leurs charges, les contrebandiers, constitués parfois en bandes organisées allant jusqu’à 800 hommes, multiplient les subterfuges. Les voituriers produisent de faux sauf-conduits ou de faux bulletins. Ils vont jusqu’à mettre en scène de fausses processions d’enterrement entre les villages de deux arrondissements, cachant le sel dans les cercueils. Ils obtiennent d’ailleurs souvent l’aide de prêtres compatissants, qui cachent le sel de contrebande dans leurs églises et hébergent les faux-sauniers en transit. Les risques encourus sont pourtant grands pour les hors-la-loi. Selon la gravité du délit, ils peuvent aller jusqu’à la peine de mort. Exemple parmi d’autres, en 1773, le laboureur, aubergiste et marchand de sel Gilbert Bargignat, bien connu des gabelous, est fouetté, marqué au fer rouge et envoyé aux galères.

Mentalité frondeuse

Lorsque éclate la Révolution française, la gabelle est encore une excellente affaire pour les fermiers généraux: elle rapporte plus de 58 millions de livres, malgré une fraude estimée à 25% des recettes. En 1790, l’impôt sur le sel est supprimé, mais il réapparaît sous Napoléon. Il disparaît définitivement en 1946. Reste cette mentalité frondeuse, forgée par plus de quatre siècles d’imposition inique et de contraintes impopulaires: les Français se méfient toujours du fisc.

¹Bernard Briais, Contrebandiers du sel - La vie des faux-sauniers au temps de la gabelle, Ed. Aubier, 1984.

²Daniel Dessert, L’argent du sel, le sel de l’argent, Ed. Fayard, 2012.

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Radio: du lundi au vendredi à 13h30

TV: Histoire populaire des impôtsDi: 21h Ma: 0h05

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